Sylvain Debaisieux : Pour commencer, je voulais connaître ton parcours et ce qui t’a amené à Bruxelles ?
Alejandra Borzyk : Avant de venir à Bruxelles, j’étais à Madrid, j’ai grandi là bas. J’ai fait de la musique depuis toute petite et j’ai arrêté à quinze ans. J’ai repris à dix-huit ans, en même temps que je commençais des études en journalisme. Tout doucement, j’ai commencé à me dire que j’avais vraiment envie de jouer, pas juste faire de la musique à côté d’autre chose. À la fin de ma première année de journalisme j’ai décidé que je voulais faire plus de musique et me suis inscrite à l’université en musicologie pour l’année d’après. J’ai fait deux mois et j’ai arrêté, c’était très théorique.
SD : Il n’y avait pas d’école de jazz?
AB : Là bas, j’ai suivi quelques cours dans une école privée. Pour faire un cursus complet et obtenir un diplôme équivalent à l’université, c’était hyper cher. J’ai passé deux ans dans cette école et c’est là que j’ai découvert le jazz. Pour mes parents, si je voulais faire de la musique, il fallait que je fasse des études supérieures, donc je me suis présentée à Rotterdam, Amsterdam et à Bruxelles, parce qu’à Madrid c’était privé.
SD : Il n’y a pas de conservatoire public?
AB : Il y en a un ou deux à Barcelone, je ne me souviens plus, et un au Pays Basque, où c’est très be-bop traditionnel…Je n’avais pas envie de ça. Et puis, quitte à partir de Madrid, autant aller ailleurs en Europe.
SD : Et tu as choisi la Belgique par hasard?
AB : Oui, par hasard. Ils m’ont acceptée au KCB [conservatoire flamand] donc je suis venue à Bruxelles.
SD : Tu avais déjà des contacts en Belgique?
AB : J’ai parlé avec Gaspard Giercé, un saxophoniste qui a fait le CRB [conservatoire francophone]. Il louait une chambre d’un ami de mon père. Il m’a recommandé de faire l’examen au KCB qui est plus ouvert musicalement.
SD : Et pour la langue aussi, tu parlais déjà français?
AB : Oui, mon père est Belge. Tu ne le savais pas?
SD : Tu me l’avais déjà dit, mais c’est bien de le rappeler.
AB : Donc j’ai emménagé ici, mais culturellement je me sens espagnole. De ma famille belge, la seule avec qui j’ai un rapport proche est ma cousine.
SD : Donc tu as vraiment été élevée en Espagne, tu as quand même un lien avec la Belgique, mais tu aurais pu te retrouver à Amsterdam ou Rotterdam.
AB : Oui, c’est ça. Mais maintenant je suis contente d’être là. J’ai parlé avec des gens qui sont à Amsterdam, et ça semble beaucoup plus compétitif, beaucoup plus carré. D’un côté, cela m’a manqué à Bruxelles. J’ai été prise au conservatoire, je suis venue comme quelqu’un qui allait tout apprendre…
SD : Et au KCB, on ne t’a pas vraiment appris les bases.
AB : Non, pas vraiment. Pour moi les trois premières années en Belgique étaient très difficiles.
SD : Mais tu as pu rencontrer des gens au conservatoire, des personnes avec qui tu pouvais faire des sessions, te sentir intégrée ? Quand tu dis que ça a été compliqué, c’est…
AB : C’est parce que je n’étais pas sûre de moi du tout et pas mal traumatisée, je ramenais avec moi un bagage de violence plutôt chargé. Pour moi, il y a aussi un axe de thématique de genre qui rentre en compte dans tout ça.
SD : Oui, tu en parles beaucoup, c’est l’un de tes combats. On peut aussi en parler.
AB : Je venais de l’Espagne, et là-bas le 8 mars 2018, c’était historique, incroyable.
SD : La journée internationale des droits des femmes.
AB : Oui, la grosse manifestation…
SD : Et pourquoi ? C’est un contexte politique spécifique en Espagne ?
AB : Je me suis rendu compte qu’en Espagne, le sexisme est plus évident, alors il y a plus de mouvements contre. Il y a vraiment un débat ouvert. Ici, c’est plus des petites choses moins évidentes, plus subtiles, il y a moins de mouvement social. En tout cas dans l’environnement dans lequel je me suis retrouvée à mon arrivée. Ce n’est que cette dernière année que je commence à découvrir des collectifs et des mouvements. Ma première année ici, j’étais allée toute seule à la manif du 25 novembre, qui est la journée contre la violence faite aux femmes. Et puis le 8 mars aussi, j’étais vraiment seule.
SD : Et au conservatoire, dans la section jazz, il y a une majorité de mecs.
AB : Oui, les trois premières années, c’était vraiment le cas. Donc j’étais dans le mécanisme de m’adapter à l’environnement dans lequel j’étais pour me sentir incluse, alors que je venais d’un environnement beaucoup plus bienveillant. C’était dur car j’étais perdue musicalement et sans aucun outil ou soutien pour développer la confiance en moi et le processus d’apprentissage… Par rapport aux sessions, les gens avec qui je me connectais, je me suis fait quelques amis, mais je n’ai pas vraiment gardé ces contacts car je me suis rendu compte que ce n’était pas des relations qui m’enrichissent, ce n’était plus en accord avec ma vision de la vie, de la musique, etc. Puis j’ai senti que cela me manquait énormément d’avoir des amies femmes. On était trois femmes sur dix-huit dans ma classe, dont une qui n’était jamais là et une qui était flamande, et je sentais une grosse différence culturelle, des codes…
SD : Ta classe était internationale ou bien il y avait beaucoup de Belges ?
AB : C’était plutôt international. Des gens de partout. J’ai commencé à parler de plus en plus anglais. Pendant une période j’étais dans un groupe de rap, avec des enfants de diplomates. C’est encore un autre environnement ! Ensuite, il y a eu le Covid pendant deux ans.
SD : Le Covid est arrivé en plein dans tes années d’études ?
AB : Oui, pendant le Covid j’étais en troisième année de bachelier. J’ai fait mes examens par vidéo. J’ai recommencé à jouer pendant mon master. Les deux dernières années de bachelier, c’était bizarre. J’ai fait une petite dépression parce que j’ai perdu le sens de communauté, je ne voyais personne, je bossais mon truc, sans jouer… Une semaine avant le début de la pandémie j’ai fait un premier gig au Music Village avec mes compositions, et puis le Covid est arrivé, et tout est mort.
SD : Et quand tu t’es installée à Bruxelles, tu as pu trouver des lieux pour rencontrer des musiciens en dehors du conservatoire ? Des lieux où jammer par exemple ?
AB : J’ai rencontré pas mal de gens. Je n’ai pas trouvé directement les endroits que j’aimais bien. Par exemple, avant, le Sounds c’était horrible. Maintenant c’est super chouette, mais quand je suis arrivée, je demandais un verre d’eau du robinet et on voulait me vendre une bouteille à 4 euros…
SD : C’était une autre époque… Il y avait d’autres lieux ?
AB : Le Viavia, le Jester, le Muntpunt. Ma deuxième année j’ai dû travailler comme fille au pair pendant que je faisais le conservatoire. J’avais une bourse, mais mes parents ne pouvaient pas vraiment m’aider, j’avais juste de quoi vivre, donc en tant que fille au pair je ne payais pas de loyer. Et puis j’avais tous les cours théoriques de deuxième année, c’était beaucoup. Donc je n’avais pas trop le temps pour jouer et aller jammer. C’est pour ça que j’ai divisé ma troisième année en deux ans.
SD : Et tu t’es sentie bien accueillie au conservatoire ? As-tu été soutenue dans tes projets ?
AB : Les premières années, pas trop. Après le Covid, en 2021, plein de chouettes gens sont arrivés. C’était beaucoup mieux. J’ai senti un esprit de communauté, d’échange, de partage. Mais au début, non.
SD : Et le déplacement d’Espagne vers la Belgique, niveau papiers, tu n’as pas eu de soucis ? Tu as la double nationalité ?
AB : Oui, c’est bête parce que je pensais que je ne l’avais pas (rires). Je suis allée me domicilier en faisant la longue file au département des étrangers. Puis ils m’ont dit : “qu’est-ce que tu fais là ? va au département des Belges !”
SD : (rires) !
AB : Je pensais qu’en Europe on ne pouvait pas avoir de double-nationalité après 18 ans, mais en fait si.
SD : OK. Donc tu n’as eu aucune complication.
AB : Non, déjà par rapport à une personne non-européenne ça n’a rien avoir. Mais même par exemple, j’ai des amis européens et parfois c’est quand même compliqué. Mais on n’en parle pas trop. Je pense que la double-nationalité m’a facilité la tâche. Mais je ne vis pas de l’autre côté, je ne peux pas savoir la galère que c’est.
SD : En fait, dès que tu n’es pas Européen c’est vraiment très compliqué.
AB : Oui.
SD : Je me demandais, est-ce que tu sens une différence de traitement entre toi et des Belges ? Est-ce qu’il y a des lieux où tu sens que tu peux jouer plus difficilement ? Ou est-ce que tes projets sont plus difficiles à vendre ? Sens-tu une forme d’exclusion ?
AB : Je ne pense pas. Après, vu que je n’ai pas grandi ici, je ne connaissais pas le marché, ou le circuit professionnel. Cela m’a pris longtemps pour connaître le réseau, les partenariats, les accès à des formations, les opportunités. En fait, il y a énormément d’opportunités en Belgique, c’est assez dingue.
SD : A quoi penses-tu ?
AB : Déjà, tu t’inscris chez Actiris, et on t’envoie vers plein de formations sur des choses dans la musique et à partir de ça on t’explique des partenariats, il y a des aides, des services d’accompagnement gratuits pour les projets, ce sont des choses qui sont impensables en Espagne.
SD : Donc tu vois une grosse différence entre la Belgique et l’Espagne à ce niveau là ?
AB : Oui, en termes d’opportunités, c’est autre chose… Déjà il y a le statut d’artiste ! Mais aussi tout ce qui aide à se professionnaliser de manière générale.
SD : Ou les bourses que tu peux obtenir ? Les aides Art&Vie, les bourses de la Sabam…
AB : Mais en fait, ce que je trouve dommage, c’est qu’au conservatoire il n’y a rien pour nous expliquer tout ça. C’est ridicule en fait. C’est absurde.
SD : On ne te parle que de musique ?
AB : Oui, du coup je pense que j’ai eu de la chance car j’ai rencontré Lynn Dewitte [bookeuse, manageuse], elle m’a beaucoup aidée ces deux dernières années, avant de commencer à travailler ensemble officiellement. Je discutais avec elle sur le fait qu’on n’a aucune formation à ce niveau au conservatoire. J’ai un peu appris moi-même intuitivement, j’ai demandé des dossiers de subventions à des gens pour avoir des exemples… Mais je suis une personne qui se bouge le cul et j’ai la chance de parler français. Si tu n’es pas débrouillard.e, tu te retrouves éclaté au sol alors qu’il y a plein d’opportunités.
SD : J’ai l’impression que cela fait partie d’un des problèmes principaux en Belgique : il existe beaucoup d’aides sociales mais il faut les dénicher soi-même sinon on ne te met pas au courant. Et ce n’est pas que dans la musique…
AB : Par exemple, si tu t’inscris au chômage directement à la fin de tes études et que tu n’as pas trouvé de job dans les six mois, tu peux toucher des allocations jusqu’à ce que tu trouves du travail. Moi j’ai appris ça maintenant, mais c’est trop tard. J’ai été engagée pour une tournée à partir de mars, donc je vais toucher l’argent à la fin de la tournée, en mai. Le problème, c’est que les résidences de préparation ne sont pas payées, et je n’ai pas le temps pour trouver un taf d’ici le mois de mars. Je donne cours, mais c’est chaud.
SD : Après tes études au conservatoire, tu es abandonnée.
AB : Oui, l’été passé c’était l’angoisse pour moi. J’ai envoyé des lettres de motivation pour travailler comme chercheuse, pour travailler dans des agences de booking, dans l’administratif. Bien sûr, ce n’est pas mon profil, même si je sais le faire, mais ils ne m’engagent pas. Et niveau gigs, même si je trouve 3-4 concerts par mois, ça ne paie pas le loyer. Au CPAS, en plus, je n’ai vraiment pas de chance avec l’assistante, elle me parle comme si les artistes étaient des assistés.
SD : Le CPAS, il y a pas mal de musiciens qui en dépendent et qui s’en sortent grâce à ça.
AB : Je connais plein de gens qui sont là dedans. C’est dommage de tomber sur des gens qui considèrent la protection sociale comme quelque chose de dégradant… Tout ça n’existe pas en Espagne, c’est une chance que ça existe en Belgique.
SD : Et pour bénéficier du CPAS il faut être Belge ?
AB : Il faut être Belge ou résident depuis au moins cinq ans. Enfin bref…
SD : On n’est pas obligés de s’étaler là dessus. Pour revenir sur le sujet de la diversité de nationalités à Bruxelles et en Belgique, je voulais te demander si tu trouves que cette diversité est assez représentée, dans les différents réseaux, bars, centres culturels, dans les plus grosses salles ?
AB : Les grosses programmations, j’ai l’impression qu’elles sont quand même fort dominées par les belges.
SD : Ou par des stars ?
AB : Oui, des Américains. Mais je ressens quand-même ce côté «Belgian Jazz» et la promotion du jazz belge. Et pas seulement dans le jazz, si je pense à une scène plus électro, par exemple qui sort de Volta, c’est tout le temps des groupes belges qui ressortent, alors qu’il y a tout de même beaucoup plus de choses qui se passent dans cet univers là.
SD : Tu ressens qu’il y a une partie de la scène qui est invisibilisée. Pourquoi penses-tu au Volta ?
AB : Je pense à Volta parce qu’ils soutiennent des groupes comme “Stuff”, “Toukan”, “Echt” ou “Kau”. Ce sont tous des groupes de mecs blancs belges.
SD : Je vois.
AB : J’aime beaucoup cette musique et ça m’a beaucoup inspiré, mais je trouve ça dommage que les groupes qui sont plus médiatisés (mis en lumières, programmés…) soient presque uniquement ceux-là, alors que Volta est un espace très divers et avec plein d’artistes et de musiques différentes.
SD : D’accord. Et est-ce que tu ressens une différence entre Bruxelles, et puis la Flandre et la Wallonie ?
AB : J’ai beaucoup joué à Bruxelles mais je n’ai pas beaucoup joué ailleurs. Mais par exemple, en Wallonie, j’ai eu une proposition d’un concert pour faire une première partie. Et ils proposaient 200€ pour tout le groupe. Ça ma fait rager, je me suis demandé quelle type de discrimination j’étais en train de subir.
SD : C’est la totale (rire) !
AB : Est-ce que c’est parce que je suis étrangère, est-ce que c’est parce que je suis une femme ?
SD : Est-ce que c’est parce que vous êtes un groupe “émergent” ?
AB : Oui, mais non en fait !
SD : Ils essaient de faire ça avec tout le monde. Mais de fait, la question est réelle, de te demander quel type de discrimination tu es en train de vivre.
AB : Finalement, j’ai négocié 400 euros pour un trio, avec un autre groupe qui n’existait pas encore. Et là c’était OK. Mais pas avec un groupe qui existe depuis près de deux ans…
SD : Ton projet Bodies, c’est en quartet ?
AB : Oui, parfois avec des invités. J’aime bien essayer de créer ce sentiment de communauté quand je peux.
SD : Ce sont tous des gens que tu as rencontré à Bruxelles, au conservatoire ?
AB : Oui, via le conservatoire. Il y a juste Matteo, le bassiste, il était à Maastricht.
SD: Et au KCB, les cours étaient en anglais? Donc tu étais dans un milieu plutôt international ?
AB : Oui. Je ne me suis donc pas spécifiquement connectée au côté “belge”. Donc je pense que je suis perçue comme Espagnole. Au début, certaines personnes faisaient des remarques du style : « oh une Espagnole, caliente ! »
SD : J’allais justement te demander si tu avais déjà vécu des formes de racisme…
AB : Dans ce sens-là, ça oui ! Mais là, c’est double ! C’est à la fois parce que je suis hispanophone et et parce que je suis une femme. Ce n’est pas tellement au conservatoire. Dans ma colocation j’étais mise dans des clichés. Tu vois, les clichés, ils ne sont pas là pour rien, c’est vrai qu’il y a une différence culturelle. Mais j’ai senti que j’étais prise moins au sérieux, si on parle de l’environnement musical. Par exemple, je suis quelqu’un de très tactile, ce que je pense est liée à la culture espagnole, et je m’en suis pris plein la gueule avec ça !
SD : Mais, pas spécifiquement dans le milieu de la musique ?
AB : Dans le milieu du jazz, quand même ! Notamment avec ce genre de remarques sur les Espagnoles qui sont “caliente”…
SD : Ça reste un milieu très macho…
AB : En tout cas, je ne pense pas être perçue comme belge, les gens pensent tous que je suis uniquement espagnole.
SD : En effet, j’ai aussi été étonné la première fois que tu me l’as dit !
AB : En tout cas, pour ce truc de réseau, je commence à comprendre comment cela fonctionne. Mais peut-être que cela m’a pris plus longtemps qu’une personne qui vient d’ici.
SD : Oui, et le conservatoire n’aide pas spécifiquement pour cela. Toi tu as terminé l’année passée ?
AB : Oui.
SD : Et quelles sont tes projections pour le futur ?
AB : Je voulais me présenter pour le master du Global jazz Institute, à Boston. Mais j’ai postposé d’un an, parce que j’ai été prise pour une tournée avec un groupe de rap en France.
SD : Cool !
AB : L’année prochaine j’ai deux projets en France. Et puis je vais peut-être faire un album avec mon groupe.
SD : Donc, tu commences à avoir des opportunités en dehors de la Belgique !
AB : Oui, j’aimerais bien bouger un petit peu en Europe. À Lisbonne il y a beaucoup de musiciens que j’aime bien. Je voudrais y passer, et à Berlin aussi.
SD : Tu as envie de voyager, plutôt que de rester ici ?
AB : J’imagine rester basée à Bruxelles mais en voyageant. J’aimerais bien retourner un peu en Espagne, aussi.
SD : tu as maintenu des liens là-bas ?
AB : J’ai pas mal de liens avec des gens en dehors de la scène jazz. Je commence à reprendre contact et à trouver des concerts là-bas. Ça ne paie pas beaucoup, mais il y a quand même des lieux où jouer. Et puis j’aimerais faire ce master à Boston. Je pense qu’il va y avoir un master en “Jazz and Gender”, ce qui me conviendrait tout à fait. J’aimerais y aller et participer, car je trouve qu’en ce qui concerne la thématique du genre, la Belgique est vraiment derrière. Ici, les gens ne veulent pas parler d’une réalité qui est vraiment énorme… Mais sinon, je trouve que Bruxelles est vraiment une chouette ville, il y a plein d’opportunités. L’un des avantages aussi, c’est qu’il y a beaucoup d’aides à la mobilité, qui permettent d’aller faire des concerts à l’étranger, des tournées ou même de la recherche !
SD : Donc, tu vois Bruxelles comme une espèce de plaque tournante, un lieu où tu peux être basée mais facilement bouger…et j’imagine que tu n’as pas envie de vivre dans une autre ville en Belgique ?
AB : Non ! Déjà, je ne parle pas flamand, donc en Flandre laisse tomber… Et puis je visite parfois ma cousine qui bouge de ville de temps en temps, et franchement… non merci ! Bruxelles, c’est vraiment riche et c’est cool. Aussi, j’ai passé six ans à faire mes études ici et je n’ai pas senti le besoin de bouger comme j’avais eu à Madrid. C’est aussi parce qu’il y a tout le temps des nouvelles personnes qui arrivent, tu fais donc de nouvelles rencontres, c’est très divers. Il y a quelque chose qui bouge.
SD : Et par rapport à la taille de la ville, il y a quand même beaucoup d’activités !
AB : Oui, c’est incroyable ! Par exemple, à Madrid il y a moins d’offre culturelle et beaucoup moins de diversité. En tout cas, je trouve qu’ici il y a une énorme palette de styles musicaux.
SD : Moi j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de gens de passage. Je me demande si c’est par manque d’opportunités ou parce qu’il n’y a pas vraiment de projection possible en Belgique ?
AB : En fait, je pense que le truc de la langue c’est important. Si tu ne parles pas français…
SD : C’est difficile de s’intégrer.
AB : Enfin, moi je parle aussi espagnol et du coup je remarque que les Espagnols aiment beaucoup rester entre eux. Personnellement, j’ai un rejet énorme envers les Espagnols à Bruxelles ! En fait, j’ai quand même été traumatisée de l’Espagne. D’un côté, je déteste ce pays, cette culture moitié facho et moitié macho ! Mais malgré tout, après quelques années en Belgique, la culture espagnole a commencé à me manquer, c’est plus chaleureux et léger. Ici, on ne m’a pas prise au sérieux parce que je peux être très absurde et légère, parce que j’ai ce truc d’être tactile, de rigoler, d’être très directe… Mais en fait, ce n’est pas parce que je rigole que je prends la musique moins au sérieux !
SD : Tu étais moins prise au sérieux ?
AB : J’ai l’impression. Et je pense aussi parce que je suis perçu comme femme, donc sexualisée. Le fait d’être sexualisée à chaque fois, c’est vraiment insupportable et fatiguant ! Surtout, ce qui me dérange là, c’est que je suis une personne avec une certaine énergie sexuelle, c’est comme ça, et j’aimerais bien pouvoir vivre cette énergie de manière libre sans que ce cela soit mal compris, ou pris comme une avance…
SD : Et c’est plus dur en Belgique qu’en Espagne ?
AB : C’est différent. En Espagne il y a aussi ce truc d’hypersexualisation. Et puis, il y a le climat, tu es habitué à voir de la peau. Il y a plein de trucs qui jouent. En Espagne, quelque chose qui me dérangeait c’était justement que c’était trop sexualisé, tout le monde parlait de cul tout le temps.
SD : Ça amène à d’autres types de problèmes…
AB : Tu es beaucoup plus exposé à de la violence sexuelle explicite.
SD : Alors qu’ici, il y a un tabou énorme.
AB : Il y a un tabou énorme mais aussi beaucoup de jugement, et on ne dit rien. En Espagne c’est trop, mais ici, on n’en parle pas !
SD : Et c’est en train de changer tu penses ?
AB : Oui. Énormément, franchement ! J’ai l’impression que le fait que j’en ai beaucoup parlé a fait bouger les choses, en tout cas dans le milieu du jazz.
SD : C’est certain ! J’ai eu pas mal de discussions qui sont parties, par exemple, de certains de tes posts sur les réseaux sociaux.
AB : J’ai fait un article récemment, qui a vraiment fait de l’effet ! C’est aussi pour ça que je veux continuer à le faire. Enfin, là on parle plutôt des questions de genre, mais bon…
SD : On parle aussi de ta différence de ressenti en Belgique par rapport à l’Espagne. Et puis tout ça c’est un ensemble de choses qui me semblent importantes, c’est bien de ne pas tout séparer.
AB : Oui, c’est intersectionnel.
SD : Exactement. Et puis je suis content de parler de ça avec toi car tu as cette conscience là, que tout le monde n’a pas.
AB : En fait, quand je suis arrivée, je n’avais aucune référence de femmes (FLINTA) qui parlait de la thématique de genre parmi les musiciennes. Ici au début, je n’arrivais pas à comprendre comment des femmes n’ont pas vécu ce que moi j’ai vécu, comment elles ont grandi sans être traumatisées…
SD : Après, soit c’est peut-être moins évident, ou alors il y en a qui ont vécu certaines choses mais qui n’en parlent pas ?
AB : Oui, mais ce que je veux dire par là, c’est que cela m’a pris beaucoup de temps de comprendre que c’est un choix personnel. Ce n’est pas parce que tu as vécu quelque chose que tu veux en parler. Où que ça t’affecte. Chaque personne est différente. Je me suis dit qu’il fallait que j’arrive à ignorer les personnes qui ne veulent pas en parler, et ne pas essayer d’avoir leur soutien ou leur approbation, de savoir qu’il y a plein d’autres personnes que cela va affecter et que ce sera beaucoup plus transformatif.
SD : Il y aura toujours des gens qui ne veulent pas se mouiller, ou qui ne se sentent pas concernés.
AB : Ce n’est même pas se mouiller, en fait c’est leur confort, et je comprends. Là, je parle de femmes et d’hommes, mais au final si ce n’est pas quelque chose qui t’a touché, c’est comme dans toutes les luttes, si tu n’es pas discriminé.e pour une question d’origine ou de genre, tu ne t’en rends pas compte et tu ne ressens pas le besoin de lutter pour ça. Moi ce qui me dérange, c’est que je suis vue et perçue à Bruxelles comme LA féministe.
SD : On t’a mis une étiquette ! C’est un problème… Au bout d’un moment, je suppose qu’il faudra l’ignorer.
AB : Non, mais il faut décider de stratégies. Par exemple, à voir si je décide (ou si j’ai le temps) de continuer d’écrire des articles sur tout ça à côté de la musique que je fais.
SD : Oui, c’est un questionnement intéressant. C’est une des raisons pour lesquelles je fais ces interviews. Je trouve que cette frontière est très compliquée à gérer, comment tu te considères en tant qu’artiste et comment tu te considères en tant que citoyen.ne. Il y en a qui arrivent à parler de certaines problématiques à travers leur art, leur musique. Tu veux aussi faire ça ?
AB : Je l’ai fait lors de mon examen final au conservatoire. C’était très fort ! Mais il y a plein de choses, notamment musicales, dont je ne suis pas encore satisfaite. Par rapport à ce projet, j’aimerais bien en faire une plus grosse création, avec du théâtre, une équipe pour faire la mise en scène et la réalisation. J’aimerais m’occuper uniquement du concept et de la partie musicale. Quelqu’un m’aiderait pour les textes, la mise en scène, les costumes… C’est donc une grosse production et je veux postposer ça de quelques années, le temps de m’établir et de pouvoir voyager un peu plus, parce qu’un projet comme ça, ça te fait rester sur place… J’aimerais vraiment trouver une façon de parler du viol, de violences sexuelles, à travers la musique. Donc ça c’est mon idée d’activisme à travers la musique, mais d’ici-là je ne sais pas encore.
SD : Cool. J’ai encore une question : pour toi, s’il y a quelque chose à changer par rapport à l’accueil des musiciens qui viennent de l’étranger, qu’est-ce qui est le plus urgent ?
AB : Si c’est une personne qui arrive au conservatoire pour étudier, je dirais : mettez un cours ! Sur les partenariats que tu peux avoir, comment te professionnaliser. Aussi bien pour les Belges que pour les étrangers. Quelque chose qui t’explique comment ça fonctionne. Et puis, pour les gens qui arrivent sans passer par le conservatoire ou une école de musique, je ne sais pas trop.
SD : D’accord. Je pense qu’on a parlé de beaucoup de choses ! Merci !
AB : Merci à toi!