Entretien avec Pierre-Antoine Savoyat


Sylvain Debaisieux : Peux-tu me parler de ton parcours personnel ? D’où viens-tu et comment es-tu arrivé à Bruxelles ?

Pierre-Antoine Savoyat : Je vais te résumer mon parcours. J’ai grandi en France, et j’ai fait le conservatoire [équivalent académie en Belgique] de Chalon-Sur-Saône où j’ai fait des études en trompette classique et en direction d’orchestre, puis très rapidement en jazz car j’en jouais à côté. Pour être honnête, mon arrivée à Bruxelles n’est pas qu’une volonté directe car comme bon nombre de Français, j’ai tenté le Conservatoire Supérieur de Paris [CNSM]. Je n’ai pas été accepté, j’ai déprimé pendant deux jours et puis je me suis dit que j’allais voir ce qu’il y avait ailleurs. Mon anglais était exécrable donc je voulais tenter dans des pays au moins à moitié francophone. Il restait donc Lausanne et Bruxelles. J’ai choisi d’aller à Bruxelles, et puis des amis m’ont conseillé d’aller au conservatoire flamand [KCB]. Je me suis dit que ce serait l’occasion d’apprendre l’anglais, les cours y étant donnés en anglais !

SD : C’était en quelle année ?

PA : Je suis arrivé en septembre 2016. Même s’il y a des choses à dire, je suis tombé assez vite amoureux de la ville et de la scène musicale.

SD : Toi, tu viens de Chalon-Sur-Saône ?

PA : De Villefranche sur Saône qui est pas loin, mais au Nord de Lyon.

SD : Dans la région, il n’y avait pas l’équivalent du bachelier ou du master ?

PA : Ça, c’est au conservatoire supérieur. Nous, on avait le DEM (diplôme d’études musicales), qui serait plus ou moins équivalent au diplôme d’humanités musicales ou d’académie. Sauf que c’est un diplôme qui est pré professionnalisant. Maintenant, ça s’appelle les classes préparatoires.

SD : Dans le but de rentrer dans une école supérieure ?

PA : Oui. Mais quand j’étais dans ces classes de DEM, j’avais le droit à la sécurité sociale étudiante. J’étais considéré comme étudiant.

SD : Et c’est à côté des humanités, ou bien après ?

PA : C’est après. En primaire, j’ai fait les classes aménagées, la moitié du temps j’étais en école de musique. Et au lycée (la fin du secondaire), j’ai fait le cursus technique en musique, j’étais aussi la moitié du temps au conservatoire.

SD : Donc tu t’es dirigé très tôt vers la musique ?

PA : Oui !

SD : Tu es donc arrivé à Bruxelles un peu par hasard ?

PA : Oui. Mais j’ai quand même choisi Bruxelles, j’avais aussi été pris à Lausanne. Mais je voulais venir à Bruxelles.

SD : Tu connaissais déjà des gens à Bruxelles ?

PA : Je connaissais des Français. Et sinon je connaissais le BJO, Bert Joris, Aka Moon, Philippe Catherine…

SD : Je voulais dire, avais tu déjà des contacts directs sur place ?

PA : Oui, surtout Oscar Georges. Il y avait d’autres gens que je connaissais de plus loin.

SD : Et au sein du conservatoire, tu as pu rencontrer rapidement des musiciens ? Ou bien plutôt en dehors, par exemple dans les jam sessions ?

PA : J’ai pu rencontrer des gens grâce au conservatoire. Je suis beaucoup allé en jam, mais étonnamment j’ai l’impression que c’était plus facile pour moi de nouer des connexions en Flandre, du moins au début. C’est dû à pleins de raisons. J’ai parfois l’impression qu’il y a une barrière qui est mise vis-à-vis des musiciens français par les musiciens francophones. J’ai déjà entendu certains musiciens francophones dire que les Français leur piquaient du boulot, par exemple.

SD : Ah bon? C’est étonnant. Je ne ressens pas vraiment ça. Et avec la scène flamande, tu as eu plus facile ?

PA : Oui. Via le conservatoire, j’ai eu des réseaux.

SD : Tu leur parlais en anglais ?

PA : Oui. Finalement, par rapport à ça, c’est même mieux d’être Français, parce que j’ai l’impression que si tu ne parles pas néerlandais, on te le pardonne beaucoup plus. Finalement, la plupart des flamands décident de me parler en français.

SD : Tu as donc pu rapidement rencontrer des musiciens flamands via le KCB. Et via les jams aussi ? Il y avait la jam au Sounds Jazz Club ?

PA : Oui, je suis arrivé à la fin des jams du Bravo. Il y avait aussi le Sounds le lundi soir, le Sazz’N Jazz, la fin des jams au Chat-Pitre…

SD : Toute une époque !

PA : Puis on a organisé les jams du Muntpunt. Mais j’ai l’impression que ces jams ont été un peu plus boycottées de la part des Bruxellois francophones. Il y a beaucoup de gens que je n’ai jamais vu traîner là-bas. Même après le Covid, quand les gens me prenaient un peu plus au sérieux…

SD : Parce qu’au départ, tu avais l’impression que les gens ne te prenaient pas au sérieux ?

PA : Quand même. Déjà, pendant trois ans, la plus grosse blague que tout le monde sortait, c’était le fait que mon prénom était l’inverse du nom d’un des batteurs les plus connus de Bruxelles ! A un moment, j’avais envie qu’on passe à autre chose…

SD : Donc toi tu arrives à Bruxelles, et puis on te fait des remarques, tu as l’impression qu’on ne te prend pas au sérieux…

PA : Oui, alors après je peux comprendre certaines choses, j’ai vu des musiciens Français qui ne voulaient pas du tout s’intégrer, qui voulaient rester dans leur position, un peu le cliché du Parisien, tu vois. Mais moi je ne pense pas que ça a globalement été mon cas. J’ai toujours eu du respect pour tout le monde.

SD : Donc tu as senti une forme de racisme ?

PA : Je pense que c’est moins une forme de discrimination que ce que les non Européens peuvent vivre, du peu de ce que j’en sais. Mais c’est vrai qu’il y a une forme de… “ah mais lui il est français”, etc.

SD : Du fait que nous sommes des pays voisins, ça augmente peut-être certaines tensions, ou clichés… Moi je suis Bruxellois, je vois l’évolution de la ville depuis que je suis tout petit, et c’est clair qu’il y a des quartiers qui ont énormément changé, des quartiers qui se sont très fort gentrifiés. Je pense qu’une des causes principales, c’est le quartier européen, avec tous les diplomates qui y travaillent. Mais il y a aussi le phénomène des Français et des Parisiens qui viennent s’installer à Bruxelles et qui font monter les prix des loyers. Ca ne plaît pas à tout le monde…

PA : Il y a une part qui est extrêmement vraie là-dedans. Je ne vais pas dire le contraire, il y a des investisseurs immobiliers et des promoteurs qui sont très clairement à destination des Français, notamment des familles françaises dont les enfants vont étudier à Bruxelles, et qui essaient de faire le lien avec des propriétaires, en disant : “Oui, en plus si vous louez à des jeunes français, les parents pourront payer les loyers plus chers”. Il y a des choses qui sont vraies. Sauf que ça, ça n’a rien avoir avec mon cas à moi. Quand je suis arrivé, mon père m’aidait pour le loyer mais j’étais en colocation avec des Belges, le loyer augmentait par rapport à l’indexation…

SD : Et tu as trouvé rapidement un logement ?

PA : Oui, j’ai eu beaucoup de chance. Mais c’était il y a 7 ans aussi.

SD : Ça a vachement augmenté depuis. 

PA : Oui. C’est beaucoup plus compliqué maintenant. Après, quand je suis arrivé, j’ai visité avec mon père, cela a donné confiance au propriétaire. Je sais que pour les étrangers, même les Européens, aujourd’hui ça peut être vraiment compliqué, même de trouver un nouvel endroit où vivre, alors qu’ils vivaient déjà à Bruxelles. Pour moi ça va, car même si je ne suis pas (encore) Belge, je parle français, et puis, malgré mes vingt ans passés en France, à force d’être ici, j’ai parfois des comportements qui peuvent prêter à confusion…

SD : Tu commences à t’intégrer à la culture, comme tout le monde après tout ce temps passé sur place ?

PA : Je n’ai pas l’impression que tout le monde le fait. J’ai quelques exemples de personnes qui n’ont pas l’air de vraiment vouloir s’intégrer. Et ça je pense que c’est quelque chose d’assez français. Il y a clairement une fierté nationale.

SD : Par rapport à cette communauté de Français qui vivent en Belgique, comment t’es-tu situé à ton arrivée ?

PA : Je ne vais pas dire que j’ai rejeté cette communauté. Au début, ça te rassure quand tu arrives, d’avoir une connexion avec des gens que tu connais, avec qui tu es dans la même galère. Surtout que dans ma promotion au KCB, dans les francophones, il n’y avait pratiquement que des Français. Les Belges qui étaient dans ma promotion ne vivaient pas à Bruxelles et rentraient chez eux après les cours.

SD : Je me rappelle que je t’ai rencontré à une soirée et tu étais avec Simon [Groppe]. Je ne vous connaissais ni l’un ni l’autre, mais forcément j’ai fait une association entre vous.

PA : Oui. Simon était au CRB (conservatoire francophone de Bruxelles). Il est un peu comme moi : on a commencé à discuter et puis on s’est rendu compte qu’on a vu les mêmes personnes sur scène qui nous ont inspirées dans notre jeunesse : Andy Emler, Marc Ducret,… Simon connaissait tout le groupe de Timothée Quost, et des gens qu’on avait en commun et que les Bruxellois ne connaissent pas très bien. Donc en termes d’affinités, c’est évident que des liens se forment. J’avais connu Oscar à Lyon plusieurs années avant par exemple. Mais disons que je n’ai pas cherché ça. Ce n’était pas mon but d’être dans une diaspora française. La première année n’était pas facile, je me prenais des claques toutes les semaines… Il se passait plein de choses à Bruxelles et c’est vrai que j’étais arrivé avec beaucoup de certitudes en tant que jeune musicien, et j’ai eu parfois un peu de prétention par rapport au fait que je faisais de la musique depuis longtemps, en pensant que cinq mois plus tard j’allais jouer avec tout le monde. Certaines personnes m’ont dit ça aussi, que j’allais facilement m’en sortir. Et puis en fait, ça a été plus compliqué que ça. Quand tu arrives dans une ville, il faut quand même construire ton réseau.

SD : C’est clair ! Bruxelles reste une petite ville, mais il y a énormément de musiciens qui y vivent et y performent.

PA : Oui, et puis paradoxalement, l’endroit où tu peux arriver et être complètement dans le réseau après trois mois, c’est plutôt la France. A Paris, c’est possible de faire ça. Traditionnellement, il y a un peu moins de protectionnisme des artistes francophones là-bas. Quand on regarde des productions, même classiques par exemple, il y a moins de protectionnisme.

SD : Ah bon, tu as l’impression qu’à Paris c’est moins protectionniste ?

PA : Clairement !

SD : C’est drôle, je n’aurais pas dit ça.

PA : En fait, à Paris ce qui est important, c’est d’habiter à Paris ! Tu dois être dans le “game” de Paris.

SD : Oui, c’est ça. Je me sui rendu compte en tant que Belge que si tu veux vraiment faire partie de la scène, tu dois habiter là-bas.

PA : En même temps, je trouve ça plus logique. Ça me fait sourire, ici, d’entendre des festivals de jazz dire : “Oui, mais nous on supporte nos artistes belges !”, quand en fait le leader est Belge mais tous les autres ne le sont pas. Ou alors c’est des Belges mais ils n’habitent plus en Belgique. Finalement, est-ce que ce n’est pas plus défendre la scène locale et belge de prendre des gens qui habitent en Belgique plutôt que des gens qui ont la nationalité belge mais qui habitent ailleurs ?

SD : C’est une bonne question ! Pour toi il y a clairement un protectionnisme, mais est-ce que c’est généralisé ? Est-ce que ça vient des programmateurs, des centres culturels, des choix politiques ?

PA : Je n’ai pas la réponse exacte. Je pense qu’il y a aussi quelque chose de générationnel. Tu vois moins ce problème-là dans la musique actuelle, en tout cas à Bruxelles. Parce que ceux qui bossent là-dedans ou ceux qui s’occupent des lieux culturels ici sont des gens plus jeunes.

SD : Donc pour toi c’est quelque chose de systémique qui est peut-être en train de changer pour les nouvelles générations ?

PA : En tout cas, pour les Européens. Parce qu’on n’a pas les problèmes que les non Européens ont.

SD : Et est-ce que tu vois une différence entre Bruxelles, la Wallonie et la Flandre ?

PA : Je trouve que c’est pareil. Pas mal de musiciens flamands sont venus vers moi pour jouer avec moi. Par contre, au niveau des festivals, c’est similaire. Il faudra voir dans 10 ans, peut-être que les mentalités vont changer. Je pense que je commence aussi à être assimilé à un Belge, donc j’ai peut-être moins ce problème.

SD : A partir du moment où tu es installé dans une ville depuis une dizaine d’années, les gens commencent à t’assimiler à la scène. Mais il y a quand même des musiciens étrangers qui sont là depuis vingt ans et qui rencontrent encore beaucoup de problèmes pour faire tourner leur groupe.

PA : Oui. Mais je pense que certaines personnes commencent à m’assimiler à la scène belge.

SD : Est-ce que ce n’est pas aussi parce que tu joues beaucoup en tant que sideman, dans des groupes comme celui de Stéphane Galland par exemple ?

PA : Oui, peut-être aussi.

SD : De manière générale, te sens-tu parfois exclu de la scène parce que tu n’es pas Belge ? Que ce soit par les autres musiciens ou par les programmateurs, ou même les médias ?

PA : Il y a quand même encore des situations où je me sens un peu mis de côté par rapport à ça. Je pense que si je n’ai pas eu de label pour mon premier album, c’est notamment pour cela. Il y avait pourtant un vrai intérêt mais ils ont dû faire passer des artistes belges d’abord.

SD : Les labels ont une certaine obligation vis-à-vis de leurs subventions de mettre en avant la scène belge, et c’est parfois dommage.

PA : Du coup, c’est la même question : est-ce qu’un artiste belge qui habite en France est plus légitime qu’un musicien qui est en Belgique et participe à la vie économique et à la société? Surtout que moi j’ai étudié ici, j’ai un master…

SD : Et manifestement, tu as envie de continuer ta carrière ici.

PA : Oui, j’ai envie de continuer à vivre ici, quand on regarde artistiquement, la musique que je fais est influencée par toutes les années que j’ai passées ici.

SD : Donc tu as ressenti ça de la part de labels.

PA : Aussi de festivals. Mais c’est toujours dans cette logique d’être un peu plus “pris au sérieux”. Dans le sens que les gens se disent : “cet artiste est vraiment installé ici, ce n’est pas juste quelqu’un qui vient profiter quelques années avant de repartir”.

SD : II y a une espèce de réticence tant que ce n’est pas certifié que tu vas être un musicien professionnel reconnu en Belgique ?

PA : Oui. Alors que si je n’avais pas voulu, je serais resté en France directement après mon master !

SD : Quand as-tu terminé ton master ?

PA : Il y a deux ans. Et après, j’ai eu un peu de chance par rapport à d’autres.

SD : Tu as réussi à t’en sortir après le KCB, notamment, si j’ai bien compris, grâce à des commandes d’arrangements ?

PA : Oui, dont certaines étaient en France.

SD : Tu gardes quand même un lien avec la France ?

PA : Oui, en tant que compositeur je garde un lien fort avec la France. Même si la Flandre a décidé de choisir une de mes pièces au championnat de Belgique de Brass Band. Et aussi, deux de mes éditeurs sont belges.

SD : Donc tu vois une différence entre ta carrière de compositeur/arrangeur et ta carrière de trompettiste ?

PA : Il faudrait plutôt séparer en scène « classique » et scène « jazz ». Après, le milieu des brass bands est plus développé en Flandre. Il y a parfois une forme de protectionnisme, mais quand tu es dans la dynamique de proposer quelque chose de nouveau, ça a tendance à s’ouvrir.

SD : Tu dis que les brass bands sont plus développés en Flandre, quelle en est la raison ? C’est une question de subvention ? Il y a plus d’intérêt pour cette musique ?

PA : Oui, il y a plus d’intérêt pour cette musique. C’est aussi parce que le milieu des harmonies et des fanfares est très développé en Hollande et que la Flandre a tendance à suivre les Pays-Bas. Ils ont aussi suivi une tradition nationale belge par rapport à ça, quitte à parfois mettre un peu de côté la tradition flamande. Quand tu parles de compositeurs du passé, ils vont te parler de gens comme Paul Gilson, qui était francophone.

SD : Donc dans ce monde-là, tu ne ressens pas de fermeture de la Flandre vis-à-vis de la Wallonie.

PA : Non. Mais c’est un milieu très différent, très particulier.

SD : Et dans le jazz, tu ressens cette fermeture ? 

PA : Oui, c’est indéniable.

SD : J’ai commencé à faire ces interviews après être allé voir un concert au Roskam. Il y avait beaucoup de musiciens dans la salle, et je me suis rendu compte que la plupart n’étaient pas belges. Je me demandais ce que serait la scène bruxelloise et la scène belge sans tous ces musiciens qui viennent la nourrir, la faire vivre, qui viennent de partout. Je me demande aussi si cette diversité existante à Bruxelles est assez représentée sur les scènes de manière générale, ou même à la radio, dans les journaux…

PA : Je pense que non. Globalement, je joue ici et je m’intègre car je joue en tant que sideman dans des groupes dont les leaders sont Belges. Je joue avec Stéphane Galland, avec le nouveau projet d’Aka Moon, avec le Q-Some Big Band… Une de mes compositions est passée sur Klara, à la radio, mais ils se sont trompés de nom, ils ont annoncé quelqu’un d’autre… Sinon, je joue aussi avec Orson Claeys, et d’autres.

SD : Donc en tant que sideman tu es assez intégré, tu joues dans les grandes salles, les centres culturels, mais c’est encore difficile en tant que leader.

PA : Oui, mais j’ai l’impression que je commence à être considéré parce que j’ai fait mes preuves comme ça, en jouant avec d’autres. A un moment, les gens se rendent compte que je suis là, que je participe activement à la scène.

SD : Et ça t’ouvre des portes ?

PA : Oui, ça m’ouvre des portes ! Plus facilement en Flandre, du fait que j’y ai plus joué.

SD : Et pour atteindre une scène un peu plus subventionnée, dans les festivals ou les plus grands centres culturels, est-ce que tu penses que c’est plus difficile pour les non Belges?

PA : C’est certain. 

SD : Et tu penses que c’est des choix politiques ? Que c’est à cause des programmateurs ?

PA : C’est les programmateurs, je pense qu’il y a un manque de curiosité. J’ai un peu parlé avec des programmateurs d’autres pays, notamment l’un des programmateurs du Bimhuis [à Amsterdam], qui me disait qu’il adorait les musiciens belges mais que pendant trop longtemps la scène belge a été refermée sur elle-même. Il n’y avait pas vraiment de connexions internationales. Maintenant ça commence, il y a des connexions qui commencent à se faire, mais ça ne se faisait pas vraiment avant. Je pense que c’est dû à plusieurs choses. Il y a aussi une forme d’humilité de la scène belge…

SD : Il y a la difficulté d’aller jouer à l’étranger aussi. En tant que Belge, aller jouer en France n’est pas facile, en Hollande non plus…

PA : Il y a peut-être le fait que les connexions ne se sont pas créées par le passé.

SD : Cela fait partie des questions que je me posais…

PA : Si tu regardes la Scandinavie, il n’y a aucun problème entre les pays. Même avec la Pologne, ils ont plus de liens que nous.

SD : Il n’y a donc pas eu assez d’échanges entre la Belgique et les autres pays Européens ? Au niveau des programmateurs, des musiciens…

PA : Oui, et il faut se dire : “on est légitimes, on peut défendre des choses”. Un Belge me disait que ces quinze dernières années, Bruxelles s’est fortement dynamisée car il y a beaucoup de musiciens étrangers qui viennent. Et si autant de musiciens étrangers viennent, c’est qu’il y a des bons musiciens et une culture qui est là !

SD : C’est indéniable, il y a beaucoup de choses qui se passent artistiquement dans la ville de Bruxelles.

PA : Et même en Belgique. Le BJO (Brussels Jazz Orchestra), par exemple, peut prétendre à être dans les meilleurs big bands au monde. Mais quand tu leur en parles, ils disent simplement : « oui, on fait notre truc quoi ! ».

SD : On se sous-estime un peu ?

PA : Je trouve. Les seuls qui ont réussi à tirer parti de ça, tout en gardant une certaine humilité, c’est Fabrizio Cassol avec Aka Moon.

SD : Et les nombreux projets qu’ils ont fait avec des invités.

PA : Il prend les musiciens qu’il veut, dans le monde entier.

SD : C’est ça ! Donc, maintenant, tu as terminé le conservatoire. Tu as obtenu ta carte de séjour belge récemment.

PA : Oui, je peux rester en Belgique de manière illimitée même si je suis chômeur.

SD : Et tu vas essayer d’obtenir le statut de travailleur des arts ?

PA : Oui. [NB : depuis l’interview, Pierre-Antoine a obtenu le statut]

SD : Tu te sens donc complètement intégré ici ?

PA : Je suis clairement intégré, en tout cas de manière économique. Après, je pense que les années vont me montrer si j’ai l’occasion d’être complètement intégré à la scène ou pas.

SD : Je ne m’en fais pas trop pour toi. On est quand même dans une ville à taille humaine, les gens se connaissent, il n’y a pas non plus un nombre illimité de trompettistes qui jouent à ton niveau. Si tu étais à New York, à Paris, à Berlin, ce serait une autre paire de manches.

PA : C’est vrai.

SD : Donc, comment te projettes tu dans ces prochaines années ?

PA : La seule certitude que j’ai, c’est que je veux rester à Bruxelles. Le problème, qui ne dépend pas que de la Belgique, c’est qu’on est dans une période qui est très incertaine pour plein de choses.

SD : Déjà, il va y avoir des élections cette année. Mais déjà, tu n’es pas très loin de ton pays d’origine, tu n’es pas dans la même situation que des gens qui devraient sortir de l’Europe pour rentrer chez eux. Mais on ne sait pas trop de quoi le futur est fait.

PA : C’est sûr.

SD : Tu vas avoir l’avantage d’avoir le statut, de pouvoir obtenir les mêmes aides que tous les belges (les bourses, etc.). Ce que j’observe, c’est beaucoup d’élèves étrangers qui sont au conservatoire et qui repartent juste après. J’ai eu pas mal de réponses à ce questionnement, l’une des raisons principales c’est la difficulté de garder un visa. Les gens ne peuvent pas rester, tout simplement, parce que ce n’est pas possible.

PA : C’est même compliqué pour les étudiants, maintenant. Je connais un musicien non Européen, qui avait eu toutes les bonnes certifications comme quoi il travaillait assez que pour avoir son visa de travail. Mais l’administration mettait trop de temps à lui envoyer. Donc il devait aller jouer en Espagne, mais il ne pouvait pas y aller en avion, au risque de se faire rapatrier… Alors qu’il était tout à fait dans son droit, et honnête. Même en ayant toutes les certifications, la galère administrative n’est pas finie. D’autres amis se sont mariés pour pouvoir rester en Belgique.

SD : C’est la solution la plus simple. C’est le cas d’un grand nombre de non Européens. Et donc, pour toi, s’il y a quelque chose d’urgent à changer par rapport à l’accueil des musiciens étrangers en Belgique, c’est quoi ?

PA : C’est les visas, simplifier l’accès à un visa. Ils ont bien ce système pour la naturalisation pour devenir belge. Tu peux demander la nationalité quand tu as vécu un certain nombre de temps sur place. Ou alors il y a la naturalisation, c’est de prouver ce que tu apportes au pays.

SD : En termes économiques ?

PA : Oui, ou bien ça peut être culturel. Donc peut-être qu’ils pourraient faire une version un peu plus “light” du visa pour aider les artistes à venir s’installer en Belgique.

SD : Et pourquoi pas un visa d’artiste comme dans d’autres pays ?

PA : Oui, après, il faut aussi regarder quelles sont les conditions. Si c’est pour faire quelque chose qui permet de renvoyer chez eux tous ceux qui ne l’ont pas, et qui serait très difficile à obtenir, ce serait contre-productif. Il faut que ce soit en fonction de comment ça se passe réellement. On parle de gens ayant des problèmes de visa, alors qu’ils participent à leur échelle à la vie économique et culturelle de la Belgique, ou au moins de Bruxelles.

SD : Est-ce que toi, tu aurais envie de retourner vivre en France ?

PA : Pas du tout, pour le moment pas du tout !

SD : Parce qu’il y a moins d’opportunités ? Parce que politiquement c’est compliqué ?

PA : Là, ce qui me motive aussi à demander la double nationalité, c’est comment ça se passe en ce moment en France ! Je sais que ce n’est pas rose en Belgique, notamment en Flandre, politiquement ça peut être très chaud. Mais paradoxalement, même s’il y a des problèmes, j’ai l’impression qu’il est encore possible de pouvoir discuter et avoir des jugements un peu plus clairs, là où en France, j’ai l’impression qu’aujourd’hui, si tu écris un mot quelque part, ça prend des proportions énormes. Et puis, culturellement, au niveau de la scène belge, j’aime beaucoup trop ce qu’il se passe ici, je ne veux pas repartir. Je suis rassuré, j’avais très peur après mon master de ne pas pouvoir rester…

SD : Financièrement ?

PA : Oui. Et en fait, j’aurais vraiment vécu comme un échec de devoir rentrer en France.

SD : En tout cas, je suis trop content que tu sois encore là (rires) ! C’est cool. Je pense qu’on a posé pas mal de points. Souhaites tu encore parler d’autre chose en lien avec ça ?

PA : Non, je ne pense pas. Ah ! Peut-être que le seul endroit où j’ai vu un peu de discrimination positive envers les non Européens, c’est le conservatoire flamand. Pour des histoires économiques. Vu qu’ils paient l’entièreté de leur inscription, ils sont mieux vus que les étrangers de l’Union Européenne par l’administration. Mais c’est le seul endroit où tu as ça. Et ça pose la question de savoir comment ils décident des musiciens qui rentrent au conservatoire, et si l’aspect économique rentre en jeu.

SD : Oui, de fait. Ok, super, on a une bonne heure de discussion, je crois que c’est pas mal !

PA : Oui !

SD : Merci PA !

PA : Merci à toi !


Retour aux interviews
Retour à la page d’accueil



Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *