Sylvain Debaisieux : Alors, première question : d’où viens-tu, comment es-tu arrivé à Bruxelles ?
Tomas Rivera : J’ai fait le droit avant de faire de la musique. L’école de droit, pendant quatre ans et demi. J’étais au Chili. Je pianotais un peu. Je faisais aussi de la production, du rap, avec l’ordinateur. Mes parents ne m’ont pas soutenu pour que je fasse de la musique, donc j’ai commencé le droit.
SD : Il y a des écoles de musique au Chili ?
TR : Oui, il y a le conservatoire. Pas en jazz, en classique.
SD : Tu étais dans une ville ?
TR : A Santiago. Il y a aussi des écoles de jazz privées. J’ai donc fait le droit, et pendant ce temps j’ai commencé à jouer avec un bassiste amateur qui m’a montré le jazz. J’ai fait de plus en plus de piano chaque année, à la fin je n’allais presque plus en cours de droit. En quatrième année je suis parti en Erasmus à Buenos Aires, en Argentine. Et j’y ai également pris des cours de piano. Puis j’ai fait une colloc avec plusieurs personnes. Il y avait Elsa, une française qui est devenue ma copine.
SD : Elle habitait à Buenos Aires?
TR : Elle faisait aussi un échange, elle était en sciences-po à Lille. Après mon échange, je suis rentré au Chili et elle m’a rejoint là-bas. J’ai complètement arrêté l’école de droit, j’ai pris quelques cours de musique avec un saxophoniste chilien. Il m’a appris les concepts basiques d’improvisation, les approches chromatiques,…
SD : Il est musicien professionnel ?
TR : Il déboite tout ! Il a étudié à New York… C’est juste qu’au Chili, tous les musiciens sont aussi professeurs. Ça va ensemble.
SD : Tu ne peux pas faire de la musique sans donner cours ?
TR : Non, ça c’est vraiment un privilège qui n’existe qu’ici. En France, en Belgique… d’ailleurs en France c’est en train de changer !
SD : Oui, on va voir en Belgique comment va évoluer la réforme du statut d’artiste…
TR: Dans un premier temps : Psartek !
SD : De quoi ?
TR : Psartek, tu ne connais pas ? C’est un mot arabe, ça signifie félicitations !
SD : Ah bon ! Oui c’est génial ce statut, c’est vraiment une chance que ça existe.
TR : Mais du coup, ce qui est cool au Chili, c’est que tu peux prendre cours avec des musiciens incroyables, parce que tout le monde donne cours. Donc j’ai pris quelques cours d’improvisation, puis Elsa est venue au Chili quelques mois, je suis venu en France, à Lille, quelques mois. Je suis rentré au Chili, puis en septembre de l’année 2014 je suis venu au conservatoire de Lyon en piano jazz, j’ai fait trois ans d’études et j’ai eu un DEM [diplôme d’études musicales]
SD : C’était un conservatoire supérieur ?
TR : Non, c’est uniquement à Paris le supérieur. Et il faut être très jeune pour rentrer là bas…
SD : C’est hyper élitiste à Paris.
TR : J’avais déjà fait le droit, je ne jouais pas très bien, ce n’était pas envisageable.
SD : Et pourquoi Lyon ?
TR : J’ai fait plusieurs concours, à Lille, à Strasbourg et à Lyon. J’ai été pris dans les trois. Je suis allé à Lyon car la ville était plus cool, il y avait plus de monde, plus de musiciens. Strasbourg, c’était bien mais c’est tout petit. J’ai grandi à Santiago et je trouve déjà Bruxelles et Lyon petites.
SD : Santiago c’est une grande ville ?
TR : Il y a 7 millions d’habitants, c’est vraiment une grosse ville.
SD : Donc tu es arrivé à Lyon, tu as étudié trois ans. Et ta copine est revenue en France ?
TR : Elle a fini son Master à Lille. J’étais donc seul à Lyon pendant six mois. Puis elle a fini ses études et elle m’a rejoint à Lyon et a commencé à y travailler. Ensuite j’ai rencontré Wajdi [Riahi] à Lyon. Ils sont venus jouer dans un club avec le trio de Basile Rahola. On a parlé ensemble, il m’a dit : “viens à Bruxelles, c’est trop cool !”
Et moi je me suis dit : “Super, je vais aller à Bruxelles et je vais jouer comme Wajdi !”
Mais en fait ça ne marche pas comme ça (rires) ! Quand j’ai fini à Lyon, je me suis dit que j’allais continuer d’étudier, j’ai regardé les options, Berlin ça a l’air cool aussi, mais ça ne tentait pas ma copine, et en plus je ne parle pas Allemand.
SD : J’ai essayé de faire un Erasmus à Berlin, ils ne m’ont pas pris, je pense notamment à cause de la langue.
TR : Je parlais déjà français, donc je suis venu à Bruxelles.
SD : Tu es arrivé en 2018 ?
TR : Oui, j’ai arrêté cette année le conservatoire après quatre ans.
SD : Est-ce que le conservatoire t’a permis de rencontrer rapidement des gens, t’a offert un cadre propice pour cela ?
TR : Malheureusement, je suis rentré au CRB [conservatoire francophone] et pas au KCB [conservatoire flamand]. Ils me prenaient directement en troisième année au KCB mais ça allait me coûter 8000€ pour l’année.
SD : Le prix est dix fois plus cher pour les non Européens.
TR : Oui.
SD : Si tu es belge, ça coûte entre 800 et 1000€.
TR : Si tu es Européen, c’est quelque chose comme 1500€, et si tu n’es pas Européen c’est plein pot.
SD : Et au francophone c’est moins cher ?
TR : Ils ne font pas la distinction. Tout le monde paie pareil.
SD : Ah bon ? Je ne savais pas !
TR : Comme les communautés sont divisées en Belgique, pour chaque étudiant l’État paie un subside. La communauté Wallonie-Bruxelles paie pour tout le monde, mais les Flamands paient uniquement pour les Belges et les Européens.
SD : Je pensais que tous les non Européens payaient le prix total dans les deux communautés !
TR : Non non ! C’est vraiment un choix politique.
SD : Une forme de discrimination envers les non Européens de la part de la communauté flamande.
TR : Oui. Du coup tu n’es pas subsidié et tu paies le vrai prix des études.
SD : Alors qu’au francophone tu paies combien ?
TR : La première année, j’ai payé 1500€, ensuite j’ai fait les démarches pour payer moins cher. Normalement c’est entre 1500 et 2000€ l’année.
SD : C’est quand même plus cher que pour les Belges !
TR : Oui, sans doute. Mais il y a des subsides qui existent pour les gens qui ont des problèmes financiers. J’ai fait un dossier, c’est assez simple à avoir.
SD : Et donc, tu es rentré au conservatoire francophone. Tu me disais “malheureusement”. Pourquoi ?
TR : Au CRB, j’ai été un peu déçu. J’avais déjà fait trois ans de conservatoire et je pensais qu’il y aurait un meilleur niveau, mais en fait c’était plus au moins similaire au Conservatoire de Lyon. Il y a de bons musiciens, mais beaucoup ne sont pas spécifiquement intéressés par le jazz.
SD : Donc tu n’as pas vraiment rencontré de monde au conservatoire ?
TR : Disons que très vite j’ai commencé à jouer avec des gens qui avaient déjà fini. Je connaissais quelques Lyonnais, comme Oscar [Georges], Basile [Rahola]. Ou alors d’autres amis comme Elie [Goulème] ou Raphaël [Aurand] qui sont rentrés au KCB.
SD : Tu les connaissais aussi de Lyon ?
TR : Oui, avec Elie on a fait nos études à Lyon ensemble, on est montés ensemble à Bruxelles.
SD : Donc il y avait quand même toute une équipe que tu connaissais.
TR : J’ai joué avec des gens du conservatoire flamand, d’autres qui avaient déjà terminé. Et un petit peu avec des musiciens du conservatoire francophone. Il y avait Jim [Monneau], Matthieu [Ablain], quelques autres bons musiciens,…
SD : Donc financièrement tu as pu avoir une aide pour les frais d’inscription. Et pour le reste, comment s’est passée ton arrivée à Bruxelles ? Tu avais peut-être déjà des problèmes quand tu es arrivé en Europe, à Lyon ? Est-ce que c’était aussi la galère en arrivant à Bruxelles ?
TR : Il n’y a aucune aide en tant qu’étudiant pour les non Européens. J’ai demandé partout, à tous les endroits possibles. Ça n’existe pas. De toute façon, pour obtenir le Visa, il faut signer un papier comme quoi tu as les moyens financiers de vivre tout seul, sans l’aide de l’Etat.
SD : De base, tu dois avoir de l’argent.
TR : Oui, en plus ton Visa ne te permet pas de travailler à temps plein. Tu peux seulement faire la moitié de 35 heures. C’est un visa de travail limité.
SD : Toi, quand tu arrives en Belgique, tu ne peux pas avoir de temps plein dans un bar, par exemple ?
TR : Non. Tu ne peux pas facturer non plus. Enfin, tu peux passer par la Smart, en tant qu’étudiant, mais tu ne peux pas faire de vrai contrat. Tu ne peux donc pas cotiser pour le statut d’artiste.
SD : Tu es très vite coincé dans un système qui fonctionne juste pour les cinq années d’études et après…
TR : Même pour les cinq années d’études, c’est vraiment compliqué si tu n’as pas d’aide de ta famille. Et même, mes parents sont dans une situation financière assez correcte, mais c’est vraiment cher ! Ils m’ont pas mal aidé, mais pour bien vivre il faut quand même 1000 balles par mois.
SD : Ça dépend du pays d’où tu viens aussi, les salaires ne sont pas les mêmes partout…
TR : Le Chili, c’est quand même très cher. Ce n’est pas très différent qu’en Belgique. Le salaire minimum est très différent, mais dès que tu as un salaire correct, c’est similaire.
SD : Mais toi, tu me disais que tu avais pu obtenir une aide pour les frais d’inscription du CRB ? Et c’est via quelle institution ?
TR : C’est le bureau de l’aide sociale je pense. Je pense que l’État subsidie tous les étudiants, et qu’en plus de cela il y a des subsides du conservatoire qui permettent de réduire encore le prix. C’est à vérifier. Mais en tout cas tu fais un dossier et ton minerval diminue.
SD : Tu l’as fait directement au conservatoire, pas via un CPAS ou autre ?
TR : Non, directement au conservatoire. Je le fais tous les ans, et cela m’a permis de payer 500-600€ au lieu de 1800€ par an.
SD : Je pense que les Belges paient d’office ce prix là.
TR : Oui, ça se tient.
SD : Et aujourd’hui, après quatre ans ici, comment te sens-tu perçu dans le milieu de la musique à Bruxelles ? Y a-t-il des lieux où tu te sens à l’aise pour aller jammer, pour rencontrer des gens ? Te sens-tu exclu d’une partie de la scène belge?
TR : Je ne sais pas si je me sens directement exclu, mais je vois qu’il y a des Belges qui sont ici depuis toujours et qui ont des concerts qu’il n’y a pas moyen d’avoir si tu n’es pas né ici, ou si tu n’es pas ici depuis 20 ans.
SD : Tu as des exemples de milieux ? Les centres culturels ?
TR : Oui, des centres culturels, ou des petits lieux où il n’y a pas de concerts d’habitude. Tu vas leur demander parce que tu as vu quelqu’un y jouer, et puis ils te disent que c’est parce qu’ils connaissent la personne depuis longtemps.
SD : C’est une question de contacts.
TR : Après, c’est logique, je ne sais pas si c’est réellement une question de discrimination par rapport aux origines, ou plutôt un bail comme quoi la personne – comme toi par exemple – est là depuis plus longtemps. Si tu passes plus de temps dans un endroit, tu as plus de contacts et il y a plus de portes qui s’ouvrent.
SD : Et des gens m’ont vu évoluer sur la scène et c’est vrai que ça joue. Mais c’est aussi pour ça que je te pose ces questions : je vois qu’autour de moi il y a énormément de gens qui nourrissent la scène belge et qui viennent d’ailleurs. Quand j’ai commencé à réfléchir qui j’allais interviewer, il y a tellement de gens qui me sont venus en tête !
TR : Oui, j’ai déjà parlé de ça avec d’autres personnes. Et c’est inéluctable qu’il y a un facteur de temps, de nombre d’années passées sur place. Je parle toujours de Bruxelles, je ne sais pas comment ça se passe en Flandre. J’ai essayé de trouver quelques concerts là-bas, ils ne répondent jamais, rien du tout.
SD : J’allais te poser la question : tu vois une différence entre Bruxelles, la Flandre et la Wallonie ?
TR : Oui. Pour la Flandre, il faut parler flamand je pense. Je ne sais pas comment il faut faire. J’ai beaucoup essayé, je n’ai jamais eu de réponse. J’ai essayé en français, en anglais, j’ai essayé en disant bien que je ne suis pas Belge. Parce que j’ai pensé qu’ils se disaient peut-être que j’étais wallon et que ça pouvait ne pas marcher à cause de ça, donc j’évitais de parler français. Mais ça n’a pas marché non plus. Après, mon nom n’est pas très connu. J’imagine que pour d’autres gens ça marche mieux. Pour revenir sur la question du temps, j’imagine que si j’étais resté au Chili pendant 15 ans, et que toi tu arrives… enfin, ce n’est pas pareil…
SD : De toute manière, il faut un temps d’adaptation quand tu arrives dans un nouvel endroit, le temps que les gens commencent à te connaître au fur et à mesure de tes projets.
TR : Oui, tu connais plus de gens, c’est comme ça ! Tu as toute ta famille ici. Tu as des liens amicaux… moi je ne connais personne tu vois ! Je connais des musiciens et Elsa qui est Française, et voilà. J’ai une amie médecin qui est Belge, c’est la seule Belge que je connais en dehors de la musique. Donc c’est un peu plus compliqué.
SD : Ca c’est une réalité, ce n’est peut-être pas une volonté de la part des lieux.
TR : Au départ, ça m’embêtait puis je me suis dit que c’est normal, que c’est comme ça que fonctionnent les relations humaines : tu fais plus confiance à quelqu’un que tu connais depuis plus longtemps.
SD : Oui, c’est sûr. Malgré tout, certaines personnes qui sont arrivées il y a déjà longtemps font toujours face à un mur quand ils essaient de jouer avec leur projet…
TR : Moi j’ai enregistré il y a deux ans avec Basile et Pierre, j’ai essayé et personne ne m’a programmé. Après, je me dit qu’ils ne connaissaient pas mon nom, je ne suis même pas sûr qu’ils aient écouté la musique. Ca m’a mis mal parce que j’avais mis beaucoup d’énergie, d’amour et d’argent pour faire cela. J’étais quand même fier d’enregistrer ma musique. Après, je me suis rendu compte que ce n’était pas forcément lié à la qualité de la musique. J’ai vu des concerts horribles dans des endroits qui ne m’avaient pas programmé… C’est une question de goût, mais parfois ce n’est vraiment pas possible.
SD : Je vois ce que tu veux dire, c’est parfois déprimant…
TR : Par rapport à ma musique, j’avais aussi réfléchi au fait qu’en tant qu’étranger, et surtout non Européen, la seule façon de vendre mon jazz, c’est de faire un projet “fusion”, d’utiliser le fait que je suis “exotique” pour vendre.
SD : Complètement !
TR : J’ai vécu ça depuis le début de ma formation, depuis des années. Il m’est arrivé des trucs de fous. Au conservatoire, ils m’ont mis aux soirées Bossa Nova…
SD : J’allais te demander si tu as déjà vécu des formes de racisme.
TR : Alors là, j’ai dû faire un gros effort ! J’ai beaucoup réfléchi à ça. Le néo-colonialisme et le sujet décolonial, c’est quelque chose qui me tient à cœur et que j’avais déjà étudié en droit. Moi, je me retrouve ici à étudier le jazz, comme tout le monde, je ne vaux pas moins et je ne veux pas utiliser le côté “exotique”.
SD : Jouer de la musique chilienne, etc.
TR : Parce que déjà, ce n’est pas vrai, tu vois. C’est ma lutte. Déjà, en formation au conservatoire, je ne compte plus le nombre de fois où ils m’ont dit des trucs du genre : “bon la rythmique du soleil, arrêtez de presser !”
SD : Waw, ils t’ont dit des trucs comme ça !
TR : Oui, mot à mot. Un professeur ! Ça m’a pas mal marqué.
SD : On en est encore là, hein.
TR : Ou d’autres profs qui me faisaient des remarques sur la rumba, la salsa, du n’importe quoi.
SD : En fait pour eux, tu es dans la case ‘Amérique latine”…
TR : …du coup, je joue la salsa, direct ! Même des élèves, des potes, qui me proposent des sessions pour faire de la salsa, je leur dit que je ne connais pas cette musique ! Au Chili, on ne joue pas cette musique ! Un peu plus qu’ici peut-être, mais ce n’est pas un truc traditionnel. Et ce cycle de concerts de bossa nova aussi ça m’a marqué, c’était une violoniste du conservatoire qui organisait un cycle de concerts avec des étudiants à Gand. Elle a décidé de faire une soirée bossa nova, et le line up c’était moi. Sans me demander si j’aimais bien la bossa nova… Je lui ai demandé pourquoi elle m’a mis là et elle m’a répondu que je venais du Chili donc elle pensait que… J’ai laissé tomber. Je n’ai même pas essayé de lui expliquer. Expliquer aux gens qu’ils font un acte discriminatoire – et pas que dans le racisme, mais aussi le sexisme ou d’autres choses –, dépenser ton énergie pour leur expliquer que ce n’est pas bien, je le faisais beaucoup avant mais maintenant j’ai décidé d’arrêter. Sauf pour les amis proches que j’aime bien et qui peuvent changer.
SD : Donc tu as vécu ce type de situations plein de fois dans le cadre professionnel ?
TR : Oui, mais aussi dans ma vie en général. Et dans le cadre professionnel, très souvent.
SD : À Bruxelles, il y a une grande communauté chilienne. Est-ce que tu as créé des liens avec cette communauté ? Est-ce que cela t’a aidé ? Ou bien tu as préféré rester en dehors ? Comment te situes-tu par rapport à ça ?
TR : Je n’ai jamais trop cherché à créer des liens. Puis il y a eu une crise politique au Chili en 2018. Il y a eu beaucoup de manifestations, des soirées pour la communauté chilienne à Bruxelles mais ils ne m’ont jamais laissé y participer. Je leur ai demandé au moins dix fois pour venir aider, ils m’ont dit qu’ils allaient m’envoyer un message, et puis plus rien. Donc ça m’a un peu saoulé et je ne m’y suis plus trop intéressé. Aussi, par rapport à la musique, même si j’adore la musique d’Amérique latine, j’ai fait le choix de ne pas faire cela. J’ai grandi au centre-ville de Santiago en écoutant Queen. C’aurait été peut-être différent si j’avais grandi dans la campagne au Chili, où il y a beaucoup de folklore, c’est très beau. Mais je n’ai pas été baigné là-dedans. Ça m’aurait apporté quelque chose en plus, certainement.
SD : Ca n’a aucun sens d’essayer de mettre ça en avant alors que tu n’as pas cette culture musicale.
TR : Par exemple, les soirées Amérique latine qu’ils organisent au Sounds Resist, ils m’ont proposé au moins huit fois d’y jouer. Chaque fois, j’ai dit non car je ne voulais pas faire ça. C’est un peu bête d’ailleurs, mais j’ai l’impression que c’est la seule façon…
SD : Tu as l’impression qu’ici, pour pouvoir évoluer dans le milieu professionnel, tu dois utiliser cette carte là, de l’exotisme ?
TR : Oui. Les projets que je vois qui fonctionnent et qui ne sont pas européens, en général, c’est mélangé avec les influences “musique du monde”.
SD : On fait une petite pause ?
TR : pas de soucis.
SD : Tu me disais que c’est plus facile pour nous qui connaissons des gens depuis longtemps en Belgique, d’un côté c’est clairement un avantage et un privilège, et d’un autre côté ce qui me fait peur c’est de rester coincé…
TR : de tourner en boucle ?
SD : Oui, la Belgique c’est un tout petit pays. Je vois beaucoup de musiciens belges qui sont fatigués, après quinze ans, de faire pour la énième fois une tournée dans les quelques centres culturels qui programment du jazz. C’est un petit réseau, une fois que tu connais les gens, tu tournes en rond. Et c’est difficile de sortir de ce cercle là.
TR : Oui, mais déjà, avoir la possibilité d’en avoir marre, la plupart des gens n’en sont pas encore là ! Je peux comprendre, mais bon…
SD : C’est une question de perspective. Quand tu te demandes : “qu’est-ce que je vais faire les vingt prochaines années ?”. Il y a des gens qui donnent des cours en académie et qui ne jouent plus, il y en a qui jouent dans pleins de groupes,…
TR : Il y a beaucoup de musiciens belges, je ne comprends pas comment ils font. Ils jouent un concert tous les six mois, je ne comprends pas de quoi ils vivent. Moi, je fais des concerts toutes les semaines et je galère…
SD : Il y a le statut d’artiste. Jusqu’à l’année passée, en faisant trois contrats par an tu pouvais garder ton statut.
TR : C’est un délire quand même ! Sinon, le truc d’en avoir marre de la Belgique, je comprends mais bon…
SD : C’était pour dire que le réseau est tout petit, et qu’au final il n’y a pas tellement d’opportunités que ça. Tu vois des gens qui jouent beaucoup, c’est chouette. Moi, je ne vais pas me plaindre, cela marche bien pour le moment. Mais il y a quelque chose dans la perspective d’ouverture vers l’étranger et de faire partie d’un réseau plus grand que le réseau bruxellois ou belge qui est difficile. Je ne sais pas si c’est pareil pour des gens comme toi qui ont déjà voyagé et qui viennent d’ailleurs ? Tu ne jouais pas encore professionnellement au Chili ?
TR : Non.
SD : Et à Lyon ? Tu as peut-être encore des contacts là-bas ?
TR : Oui, quelques-uns ! Et au Chili, quand j’y vais maintenant, je fais des concerts dans les clubs de jazz, l’équivalent du Sounds par exemple.
SD : Et au niveau des perspectives, tu as donc arrêté le conservatoire, tu t’en sors en faisant des concerts ?
TR : Oui, en général ce sont des petits concerts. Maintenant je joue aussi avec Kuna Maze, et là on joue dans des petits festivals en Europe, des concerts mieux payés. Ce n’est pas du jazz, c’est plutôt de la house avec des instruments. A part ça, je ne sais pas comment faire pour rentrer dans le réseau belge. J’ai essayé de demander des concerts à plein d’endroits, en dehors de Bruxelles ça n’a jamais marché.
SD : Tu ressens clairement une fermeture par rapport à ce réseau ?
TR : Oui. Mais c’est aussi que le système, et pas qu’à Bruxelles, c’est qu’au plus tu joues, au plus tu vas avoir des concerts.
SD : Il y a un truc pyramidal.
TR : Une fois que tu passes un certain stade, hop c’est bon !
SD : Oui, il faut rentrer dans le circuit. Mais j’entends beaucoup de musiciens qui se plaignent de ne pas obtenir de réponses des programmateurs, la scène est complètement engorgée suite à la crise du Covid. Est-ce que tu te sens dans le même bateau que tes amis musiciens qui vivent en Belgique?
TR : Oui et non. Par rapport à la musique, ce n’est pas si différent que ça. Mais par rapport à la vie, il y a beaucoup de choses qui sont plus compliquées pour moi.
SD : Administrativement ?
TR : Administrativement, mais aussi financièrement. Si j’ai un problème, je ne peux pas…
SD : … Tu n’as pas ta famille qui est juste à côté.
TR : Il y a un truc émotionnel, et le fait d’avoir une proximité avec ta famille, avec un soutien, c’est quand même important. La plupart de mes potes ici sont français, leur famille n’est pas en Belgique, mais pas très loin.
SD : Une des grosses difficultés, c’est l’éloignement…
TR : Mon père a eu un problème cardiaque. Là, ça va bien, il a un pacemaker. Mais j’ai dû partir en urgence. C’est quinze heures de vol, 2000€ de billet d’avion. Heureusement j’avais l’argent, je pensais le destiner à autre chose mais bon… Après si ça arrive aujourd’hui, je n’ai pas les moyens ! S’il y a un problème, je ne peux pas y aller.
SD : Plus la question du visa que tu dois renouveler tous les ans ?
TR : L’année dernière je me suis mis en cohabitation légale avec Elsa, du coup maintenant j’ai une carte de séjour belge. Ça dure cinq ans et c’est renouvelable. Par contre, si je ne suis plus avec elle, ça s’arrête.
SD : Et cette carte te permet de rester ici en tant que résident belge ?
TR : J’ai les mêmes droits sociaux que les habitants belges. En théorie je pourrais demander le CPAS mais en fait, comme ma copine a un CDI, elle gagne “assez” pour nous deux. Ils n’ont pas voulu me l’octroyer. Et je ne peux pas habiter seul, sinon je perdrai ma carte de séjour. C’est une position de merde. Mais la cohabitation légale a changé ma vie parce que j’ai passé sept ans à renouveler mon visa étudiant tous les ans. C’est un sacré bordel.
SD : Tu devais trouver des personnes qui se portent garantes pour toi ?
TR : Oui. C’était la galère… Le visa, c’est vraiment la galère. Je pourrais t’en parler pendant des heures.
SD : Même juste pour être étudiant ?
TR : Oui, c’était l’angoisse. Ils ne te répondent pas, tu ne sais pas si ton dossier avance… La loi leur permet de te refuser ton visa sans te donner aucune explication. Tu passes un bon mois où tu ne dors pas la nuit, tu as mal au ventre parce que tu ne sais pas si tu vas pouvoir rester ou pas.
SD : Tu as vu une différence entre la France et la Belgique pour le visa ?
TR : Ce n’était pas la même chose, c’était différent, mais globalement la même galère.
SD : Tu n’as pas eu plus simple quand tu es arrivé en Belgique ?
TR : Non. La seule différence, c’est qu’en général les gens qui travaillent dans les services publics en Belgique sont plus sympas qu’en France.
SD : Mais ce ne sont pas eux qui prennent les décisions.
TR : Non. C’était quand même plus simple pour plusieurs raisons, déjà je parlais très bien français alors qu’à mon arrivée en France je ne parlais pas français. La première fois c’était l’horreur, j’ai dû aller sept fois à la préfecture. Ils m’ont validé mon titre de séjour avec le même papier que celui que j’avais amené la première fois… En fait, c’était le bon papier ! Je n’ai jamais compris. J’amenais un papier, ils me disaient que ce n’était pas bon, puis une autre fois un autre, comme cela pendant près de six mois. Et après toutes les galères je reviens avec le premier papier et ils me le valident ! En plus, je ne pouvais pas louer d’appartement parce que j’avais pas de visa, mais pour avoir le visa tu as besoin d’un appartement. Donc ça n’a aucun sens en fait !
SD : Et maintenant avec ta carte ? Tu es tranquille pour cinq ans ?
TR : Oui, sauf si je ne suis plus avec Elsa.
SD : C’est une sacrée pression quand même… Et tu as les mêmes droits qu’un résident belge ? Tu pourrais obtenir le statut de travailleur des arts ?
TR : Oui ! J’ai commencé à calculer mes contrats pour essayer de réunir le nombre de jours de travail nécessaire. Normalement ça va marcher.
SD : Super. On arrive presque à la fin. Je vois énormément de musiciens de nationalités différentes au conservatoire. Après quelques années, un grand nombre d’entre eux ne restent pas en Belgique…
TR : La plupart, je pense.
SD : Et je me demandais si un des facteurs était le manque d’opportunités en Belgique ? Si c’est trop compliqué financièrement ou administrativement…
TR : Déjà, il y en a plein qui n’ont pas la possibilité de faire une union avec quelqu’un. C’est la seule façon possible d’avoir un visa après les études. La seule.
SD : Ou alors avoir un boulot à plein temps. Ce qui est pratiquement impossible pour un musicien.
TR : Ce qui est à peu près impossible parce que ton employeur, en plus, doit justifier pourquoi il te prend toi et pas un Belge au chômage. Imagine qu’un gars a un boulot de chef cuistot dans un restaurant. Il va voir sur son ordi, il va trouver des centaines de chefs cuistots belges au chômage. Pourquoi il prendrait un étranger ?
SD : Il y a une discrimination par rapport au travail. Et en plus, tu dois avoir un boulot qui correspond plus ou moins à ton diplôme, non ?
TR : Oui.
SD : Donc si t’as un master en jazz, il n’y a pas de CDI possible.
TR : J’ai beaucoup réfléchi, j’ai cherché les options, il n’y a pas d’option plausible à part faire une cohabitation légale ou te marier. Heureusement, cela fait sept ans que j’habite avec Elsa. On n’a pas dû faire un faux mariage ou quoi que ce soit, c’est réel. Mais au début, je ne voulais pas être dépendant d’elle, c’est pour cela que j’ai mis tellement de temps à le faire. Je ne voulais pas mêler les deux choses.
SD : Et le statut de travailleur des arts n’est pas du tout considéré comme raison valable pour rester en Belgique, vu que c’est de l’argent du chômage ?
TR : Oui.
SD : Cela reste un gros problème. Si le statut était un CDI, un statut de travailleur des arts salarié par l’État, cela pourrait justifier le fait qu’un artiste étranger reste en Belgique. Ce serait peut-être une solution possible ?
TR : Oui ! Sinon, je pense que faire des enfants ça peut marcher aussi.
SD : C’est encore plus de pression !
TR : Tu ne vas pas faire des gosses juste pour pouvoir rester. Il y en a qui le font, mais bon…
SD : Tu ne peux pas demander un titre de séjour ou la nationalité belge si tu es résident depuis plus de cinq ans ?
TR : Non, pas en tant qu’étudiant.
SD : Donc selon toi, la plupart des gens repartent parce qu’ils n’ont pas la possibilité de rester ?
TR : Les étudiants, oui ! Ou alors tu étudies pour toujours. A Lyon, j’avais un pote chilien qui avait fait cinq ans en guitare, puis quand il a fini il s’est réinscrit en contrebasse.
SD : Tu prolonges tes études le plus longtemps possible pour pouvoir rester.
TR : Oui. Mais à un moment donné, il va bien devoir partir !
SD : Et un retour au Chili, pour toi, ce n’est pas du tout envisageable ?
TR : Quand je suis parti de là-bas, je ne faisais pas de musique, je n’ai pas créé de réseau là-bas. Ca voudrait dire recommencer tout à zéro.
SD : Et comment est la situation au Chili actuellement ?
TR : J’ai des amis musiciens, ça marche. Il faut donner cours, il faut jouer plus. Mais il y a plus de possibilités de concerts. C’est plus simple de jouer qu’ici, mais c’est moins bien payé. Tu es moins un ‘artiste’, mais plutôt un ‘ouvrier de la musique’.
SD : Tu vas bosser tous les jours et tu touches un petit cachet. Et toi, aujourd’hui, comment te projettes-tu ?
TR : J’ai mis tellement d’énergie ici en Belgique, à faire marcher les choses, je commence à facturer mes concerts, j’ai le droit de rester plus longtemps… En fait, le truc “normal” quoi ! Facturer mon travail, cotiser comme tout le monde, et avoir le droit de résider ici. Ce serait con de partir maintenant !
SD : Là, tu essaies d’obtenir ton statut d’artiste…
TR : Oui, une fois que ça sera fait, je me poserai les questions pour le futur.
SD : Donc tu as bon espoir de rester ici et de pouvoir développer ta carrière ici ?
TR : Oui, au moins quelques années. Après, je ne sais pas si je vais rester ici toute ma vie… je ne pense pas. Il fait moche tout le temps !
SD : (rires). Aussi, c’est quand même complexe comme pays, avec Bruxelles, la Wallonie, la Flandre…
TR : La Flandre, J’ai essayé d’y jouer mais j’ai arrêté. Et à chaque fois que j’ai vu les programmations, il y a soit des étrangers très connus, soit des musiciens flamands, à part quelques exceptions.
SD : Et c’est une volonté politique tu penses ?
TR : C’est sûr ! Ma copine travaille au gouvernement fédéral comme assistante d’une secrétaire d’Etat. On parle beaucoup de politique et l’enjeu c’est clairement ça.
SD : Il y a une volonté politique de mettre la scène flamande en avant en Flandre ?
TR : En Flandre, mais aussi à Bruxelles ! La communauté flamande met beaucoup plus d’argent dans la culture à Bruxelles que ce que n’y met la fédération Wallonie-Bruxelles.
SD : C’est aussi une question d’enveloppe globale je pense. C’est clair que la plupart des gros lieux culturels à Bruxelles sont subventionnés par la Flandre… Mais ils ont beaucoup plus d’argent que la Wallonie.
TR : Oui, c’est sûr. Mais ce n’est pas nouveau, ce truc de soft power. Mettre l’argent dans la culture de quelque chose pour dominer, justement. Je suis sûr que c’est un choix politique, de mettre beaucoup d’argent dans la culture flamande à Bruxelles, pour avoir une domination culturelle.
SD : Ok. On va bientôt devoir terminer. C’est super intéressant en tout cas ! Pour toi, quelle serait la chose la plus urgente à changer par rapport à l’accueil, ou le soutien de manière générale des artistes étrangers ?
TR : C’est quelque chose de beaucoup plus large que pour les artistes, c’est de faire quelque chose par rapport aux discriminations, surtout structurelles. Que ce soit plus simple pour être résident quelque part. Mais le monde ne va carrément pas dans cette direction. Ça m’étonnerait que ça s’améliore. Mais ça changerait tout, si on était à égalité à ce niveau-là, ce serait beaucoup plus simple. J’ai une charge mentale beaucoup plus grande que toi par exemple. J’ai passé sept ans à me réveiller la nuit en me disant : “qu’est-ce qu’il se passe si je dois partir ? J’ai ma copine que j’aime, ma vie est ici”… Ça m’a vraiment coupé le sommeil. Aller faire tes gammes, c’est plus dur du coup.
SD : Tu as besoin d’une plus grosse force mentale. Parce que même pour un Belge, se dire qu’on va vivre de la musique, c’est déjà une certaine pression. J’imagine pour quelqu’un qui a ce stress là en plus, d’arriver dans un pays où c’est compliqué, où tu n’es pas le bienvenu, administrativement en tout cas, c’est difficile. Mais du point de vue des musiciens autour de toi, est-ce que tu ressens cette pression ?
TR : Avec les gens dont je m’entoure, je ne la sens pas vraiment, mais le fait est que les concerts sont limités, c’est une question d’offre et de demande. Même si la plupart des musiciens que je connais sont des amours et ne veulent pas être en compétition, ils sont inévitablement confrontés à faire ça. Et si toi tu es Belge et que tu as des plans, tu ne peux pas tout filer à tes potes. Et c’est normal, tu ne peux pas te le permettre en fait.
SD : Reste à voir s’il ne peut pas y avoir plus d’initiatives collectives pour organiser des concerts nous-mêmes, pour que plus de gens puissent jouer. On va être obligés de faire ça à un moment.
TR : Ou ce qu’à fait Martin Salemi avec l’initiative Muziek1030 à Schaerbeek, je trouve ça incroyable ! Il faudrait faire ça au niveau Bruxellois. Ce serait super, on jouerait partout !
SD : C’est clair ! On va s’arrêter là, merci en tout cas!
TR : A l’aise, merci à toi !