Entretien avec Wajdi Riahi


Sylvain Debaisieux : On commence par une question personnelle : quel est ton parcours, et qu’est-ce qui t’as amené à Bruxelles ?

Wajdi Riahi : Depuis tout petit, j’ai su que je voulais faire de la musique. Mon père faisait de la musique et mon frère aussi. J’ai fait le conservatoire [équivalent de l’académie en Belgique] en piano classique à Tunis. J’ai fait mes études d’humanités comme tout le monde, j’ai eu mon bac et j’avais l’idée de continuer à faire de la musique. La seule possibilité en Tunisie est d’étudier la musicologie.

SD : Il n’y a pas d’études d’instrument ?

WR : Non, Il n’y a pas d’école de jazz. La transmission du jazz en Tunisie, je crois, s’est faite grâce à la Belgique. Avant, il y avait un programme d’échange de professeurs, je ne sais pas si tu en as entendu parler ?

SD : Je me rappelle de stages à Libramont que j’ai fait quand j’étais petit où il y avait des boursiers.

WR : Oui, cela fait partie de ce programme, mais il y a aussi plein de professeurs qui sont venus à Tunis tous les trois mois pour donner des cours de jazz. Notamment Diederik Wissels, David Linx, beaucoup de musiciens belges. Ça a beaucoup aidé à la transmission du jazz.

SD : L’initiative venait de qui ?

WR : C’était une initiative de la délégation Wallonie-Bruxelles et de l’Institut Supérieur de musique et musicologie de Tunis, avec la participation du jazz club de Tunis, une association dont je fais partie. Je suis arrivé beaucoup plus tard et j’ai rencontré tous les musiciens qui avaient appris avec ces professeurs, mais ça n’existait plus. J’avais donc le résultat de cette coopération.

SD : Tu n’as donc pas eu cours avec les professeurs belges, mais avec les musiciens plus âgés que toi qui avaient assisté à ces cours ?

WR : Exact. C’était via le Jazz Club de Tunis, j’avais des cours avec un guitariste, un batteur, etc. Ce n’était pas vraiment des cours, mais on faisait des sessions, ils me donnaient des disques à écouter, à relever. Puis j’ai eu ma licence en musicologie.

SD : Donc tu as étudié la musicologie ?

WR : Oui, je n’avais pas d’autre choix, c’était la porte d’entrée vers l’apprentissage du jazz. Ensuite j’ai eu une bourse pour aller suivre le stage à Libramont. Quand j’ai postulé, ils m’ont donné la bourse pour le stage de composition. Je n’ai même pas pu choisir le stage de piano, car les gens qui me donnaient la bourse ne me connaissaient pas vraiment.

SD : Il y avait des stages dans d’autres pays ou c’était uniquement en Belgique ?

WR : C’était uniquement ce lien avec le stage de Libramont. J’ai eu la bourse et j’ai fait ma demande de visa. J’avais droit à une semaine de jazz mais je suis arrivé fort en retard car j’ai dû attendre mon visa. J’ai donc eu seulement quatre jours sur place.

SD : Donc tu as fait cette semaine jazz, avec toute l’équipe de professeurs belges.

WR : Oui, quand j’ai vu ça, je me suis dit : c’est ce que je veux faire ! Je veux être avec ces gens là.

SD : C’est fou parce que ce qui m’a donné envie de faire de la musique professionnellement, c’est justement le stage à l’AKDT ! J’y ai rencontré Pierre Vaiana qui m’a conseillé de prendre des cours de jazz à l’académie. Ensuite, je suis retourné à la semaine de jazz à Libramont quand j’avais seize ans, ça devait être en 2008.

WR : Je pense qu’un ami, un pianiste tunisien, m’a parlé de toi. On parlait de Libramont, il m’a dit : il y a un jeune saxophoniste blond à lunettes qui est vraiment super !

SD : Il y a beaucoup de saxophonistes blonds à lunettes ici (rires) ! Mais je pense que je me rappelle de lui. J’étais dans ma chambre en train de pratiquer, et puis des gars sont venus pour me dire : “Viens jammer avec nous!”. Il y avait un pianiste tunisien, d’autres musiciens plus âgés, on faisait tout à l’oreille. J’en ai de bons souvenirs. Libramont, c’est vraiment super.

WR : Oui, c’est un moteur !

SD : Toi tu as fait le stage plus tard ?

WR : Oui. Je savais à ce moment que je voulais partir de Tunis pour apprendre plus, car le seul accès que j’avais à l’apprentissage c’était Youtube. J’ai beaucoup appris en écoutant et en relevant des choses sur Youtube. Mais il reste la transmission directe. Quand tu vois quelqu’un jouer devant toi, c’est précieux ! J’ai pensé aller à Berlin, j’ai même commencé à prendre des cours d’allemand, j’ai pensé à Paris, mais après le stage à Libramont, je me suis dit :  “là il y a un truc !”

SD : Pourquoi as-tu pensé à l’Allemagne ? Tu connaissais des gens là-bas?

WR : J’ai un ami à Berlin, un super bassiste, qui est parti là-bas avant moi. Tu vois, c’est un moment où tu sens qu’il faut partir. En arrivant à Bruxelles, je ne connaissais pas Eric Legnini. Je ne connaissais pas les professeurs, je n’en avais aucune idée. C’était juste le besoin de partir. Je n’ai pas suivi un professeur, et j’ai l’impression que c’est une forme de luxe, quand tu es en Europe et que tu choisis ton école en fonction des professeurs.

SD : Toi, tu es allé en mode blind test, à Bruxelles, parce que tu avais fait le stage à Libramont ?

WR : C’est ça. C’était le seul lien.

SD : Tu es arrivé pour étudier au conservatoire ?

WR : Oui, c’était la porte d’entrée à la ville, en tant qu’étranger non Européen.

SD : L’inscription au conservatoire te permet d’avoir le visa étudiant, le titre de séjour, etc. ?

WR : Exact. Mais sans école et sans établissement, ce n’est pas possible. Déjà, j’avais l’accord du conservatoire.

SD : Tu as fait un examen d’entrée ?

WR : Oui, j’ai passé une semaine ici, j’ai postulé pour le visa touristique pour faire l’examen parce qu’il n’y a pas d’autre forme de visa qui soit accordé à ce genre d’examen. Ça ne rentre pas dans les cases de type de visa. Il y a des visa de long séjour, des visa touristiques…

SD : Le visa touristique te permet de rester jusqu’à trois mois, comme aux Etats-Unis ?

WR : Oui. Il y a aussi le visa d’affaires, d’autres types de Visa, mais tout ce qui a un rapport avec les écoles d’art ou les examens d’entrée ça n’existe pas, donc j’ai été obligé de faire un visa touristique…

SD : Pour venir une semaine à Bruxelles, passer ton examen d’entrée…

WR: Oui. J’avais aussi, pour mon premier Visa, envoyé l’invitation à l’examen d’entrée du conservatoire, sinon ils ne me l’auraient pas accordé.

SD : Tu dois avoir une invitation officielle, même pour le visa touristique ?

WR : ah oui, sinon tu ne peux pas l’avoir ! Après, j’ai passé l’examen, j’ai été accepté, je suis rentré à Tunis et j’ai dû préparer toutes les démarches pour le visa d’étudiant, c’est tout un bazar, il faut des légalisations, des équivalences, beaucoup de papiers et beaucoup d’argent.

SD : Tout cela plus le minerval de l’école, qui est plus élevé pour les non Européens que pour les Européens.

WR : Oui.

SD : Tu as dû donc débourser pas mal d’argent pour tout ça !

WR: Oui, j’ai fait des économies. Puis j’ai participé à un tremplin à Tunis, je l’ai gagné et cela m’a permis d’avoir suffisamment d’argent que pour faire les démarches nécessaires. Si je ne l’avais pas gagné, je ne serais pas ici. Il faut beaucoup d’argent pour arriver, surtout pour l’installation : tu arrives, tu n’as pas de boulot…

SD :  Et à ton arrivée, tu connaissais des gens à Bruxelles ?

WR : Nous sommes venus à quatre en fait. Il y avait un bassiste qui a fait l’examen d’entrée en même temps que moi, j’étais aussi avec mon ex qui est pianiste classique et une amie qui fait du chant lyrique. On a été acceptés tous les quatre, donc c’était plus simple.

SD : Tu n’étais pas tout seul ! Donc, la suite : tu arrives à Bruxelles, au conservatoire. Est-ce que tu peux rapidement entrer en contact avec des musiciens qui vivent à Bruxelles ? Te sens-tu accueilli dans le cadre du conservatoire et en dehors ? Y a-t-il des lieux pour aller jammer, commencer à jouer ?

WR:  Oui, je pense qu’à Bruxelles les contacts se font très vite. Je me souviens, les premiers moments où je suis arrivé, j’ai rencontré un autre bassiste tunisien qui était déjà là. Il avait un projet, il m’a dit : « quand tu arrives on va faire des sessions, on commence à jouer”. Donc on a fait des ouvertures de jams, on a joué quelques concerts, et ça m’a mis en face de la scène belge d’une manière très directe.

SD : Et de la scène Bruxelloise qui est très diversifiée, dans le sens où tu joues devant plein de gens de pleins de nationalités.

WR : Exact.

SD : Car il y a vraiment un mélange. Surtout dans ce genre de lieux, pour les jams, les petits clubs…

WR : Oui, c’est un peu le cadre de la réunion des gens qui sont dans les deux conservatoires. Après les cours ils vont jammer et on se retrouve tous là bas.

SD : D’un côté, comme tu es là pour ça, tu n’as pas le reste de tes relations. Moi par exemple, en tant que Bruxellois, après les cours j’allais voir mes parents, je voyais des amis d’enfance,… C’est peut-être l’une des différences entre des Belges qui sont ici au conservatoire ou des expatriés qui arrivent ?

WR : Oui, tu perds toute cette connexion.

SD: Tu la gardes via les réseaux et internet.

WR : Oui, mais en termes d’activités ce n’est plus la même chose. C’est comme si tu devais “re-formater” ta base de données de potes que tu avais construite depuis le début de ta vie.

SD : C’est intéressant. Donc toi, tu as tout de suite été très actif, dans les jams, etc.

WR : Oui, je me souviens, j’étais là à chaque jam du Sounds, chaque lundi puisque je n’avais pas de concert.

SD : Il y avait le Sounds…

WR : Il y avait aussi la jam des étudiants à la Jazz Station, et celle du Music Village le mardi. Il y avait aussi le Jester à l’époque, à Porte de Hal.

SD : Il y a quand même pas mal de lieux pour faire des rencontres à Bruxelles. Le Sounds est l’un de ceux qui restent encore vivants.

WR : Oui, mais c’est difficile de tenir un bar, un club de jazz. Je m’en suis rendu compte…

SD : Alors une autre question : je ressens personnellement une grande diversité de nationalités au conservatoire et également dans les petits clubs dont on vient de parler, dans les jam sessions, etc. Mais il me semble que beaucoup d’étudiants repartent après leurs études, ne restent pas en Belgique. C’est comme s’il manquait d’opportunités en Belgique, ou s’il y avait une barrière entre la vie d’étudiant et la vie professionnelle en tant qu’artiste. Toi, qui est encore au conservatoire mais a déjà une carrière très bien engagée, comment cela se passe pour toi ? Y a-t-il eu un “switch” à un moment dans ta vie de musicien ? Je pense notamment à des rencontres en particulier, à la naissance de ton projet en trio,…

WR : Je voulais justement parler de ça. J’ai connu Basile Rahola (le bassiste qui joue dans mon trio), pour la première fois à Tunis. Il était en tournée avec une chanteuse Syrienne quand j’habitais encore à Tunis, et j’ai parlé avec lui pour lui dire que je venais à Bruxelles très prochainement. Il m’a parlé d’Oscar Georges, un batteur français qui vivait à Bruxelles.
Je parle de cela car c’est ce qui m’a fait sortir de la communauté tunisienne et du conservatoire et qui m’a ouvert de nouvelles portes. J’ai eu ainsi l’accès à d’autres choses que si je restais enfermé chez moi avec mes potes tunisiens. J’ai donc contacté Oscar à mon arrivée à Bruxelles…

SD : Oscar est français mais il était basé à Bruxelles depuis quelques années déjà, et il était assez actif sur la scène.

WR : Oui. Et quelques mois après, Basile m’appelle pour m’inviter à jouer à Lyon avec eux. Moi, le seul truc que j’avais fait, c’était l’avion de Tunis à Bruxelles. Prendre le train, aller d’un pays à un autre, je ne l’avais jamais fait. Et je pense que je n’aurais pas eu cette occasion si j’étais resté uniquement avec mes amis tunisiens.

SD : Tu ne vas pas te dire : “tiens, si on allait à Lyon?”

WR : Non, surtout qu’on est dans le contexte du conservatoire, on est venu, on a galéré, il faut charbonner !

SD : (rires)

WR : Basile, j’ai l’impression qu’il m’a pris sous ses ailes. Il m’a dit : “viens, on va jouer”, etc.

SD : En trio, donc? 

WR : Oui. C’était son trio. On a fait pleins de trucs, c’était le début de la vie professionnelle. On a enregistré un album, puis un deuxième,… Pour répondre à ta question, il y a donc un détachement du conservatoire qui s’est créé au fur et à mesure.

SD : Grâce, donc, à cette porte qui était la rencontre avec les gens de l’extérieur.

WR : Oui, et je pense que beaucoup de gens partent après le conservatoire parce qu’il n’y a pas d’opportunités ni de moyens de jouer. Le conservatoire, c’est comme un trou noir. C’est très bien, très fascinant, mais si tu te fais absorber, si tu ne fais que ça…

SD : …Tu restes coincé dedans et tu ne vis pas ta vie professionnelle à côté.

WR : Et le pire c’est quand tu finis, car si tu n’as pas développé ta vie à l’extérieur, c’est le vide total, c’est le choc.

SD : Oui, je plains les étudiants qui ont terminé le conservatoire au moment du COVID… En tout cas, je me reconnais dans ce que tu dis, car quand j’étais étudiant au conservatoire j’ai pu rapidement avoir des concerts et des contacts en dehors de l’école, qui m’ont permis de placer cela sur un autre plan. Mais il y a aussi eu la rencontre avec certains professeurs du conservatoire, comme Stéphane Galland par exemple, qui m’a beaucoup appris et qui m’a permis d’être reconnu sur la scène belge.

WR : Quand ce genre de chose arrive, c’est génial. Que tu puisses créer un lien avec un professeur du conservatoire qui puisse te “sortir” de ce réseau. Que le professeur ne soit pas trop “protectionniste” et t’emmène avec lui vers l’extérieur, vers le monde professionnel.

SD : C’est pour ça qu’il est essentiel que les professeurs soient des gens qui jouent régulièrement en dehors et ne restent pas uniquement dans le monde de l’école. Et qu’ils puissent considérer les élèves comme des professionnels.

WR : Oui, tout à fait.

SD : Donc toi tu as été intégré à la scène professionnelle belge et européenne, notamment grâce à la rencontre avec Basile Rahola. Et tu as démarré ton trio un peu après ?

WR : Le trio, c’était beaucoup plus tard que le trio de Basile. On a enregistré sur le label “Fresh Sounds Record” avec son trio puis son quartet, et ensuite le label m’a contacté pour que je fasse un album en solo. J’ai dit que je n’étais pas prêt pour un solo, j’ai donc réfléchi à un trio, et avec Basile et Pierre (Hurty), c’était la proposition la plus proche de ce que je cherchais.

SD : Pierre, tu l’as rencontré au conservatoire ?

WR : Je l’ai rencontré à Bruxelles dans le projet du bassiste tunisien.

SD : D’accord. Chouette ! On fait un mini break ou quoi ?

WR : Ouais ! Petite clope !


SD : Je voudrais maintenant savoir s’il y a des lieux où tu te sens moins le bienvenu que d’autres à Bruxelles, de par tes origines ? As-tu ressenti une forme d’exclusion ou une différence de traitement entre toi et des musiciens ou musiciennes belges ? Que ce soit dans le milieu, ou par des journalistes, des managements, des agences de booking…

WR : Toujours dans le cercle de la musique ?

SD : Oui, restons dans le cadre professionnel pour le moment.

WR : Franchement, pour être honnête, je n’ai jamais vécu cela. Ca paraît très positif, mais c’est ce que je ressens. Les gens ont toujours eu une forme de respect pour ce que je fais et pour ma personne. Je me sens bien entouré et bienvenu dans la scène musicale belge. D’après mon ressenti, je n’ai jamais été exclu.

SD : Vois-tu une différence entre les différentes communautés ? Wallonie, Bruxelles, Flandre ?

WR : Pour moi, quand je joue, que ce soit en Flandre, en Wallonie ou à Bruxelles, je suis toujours bien reçu. Les gens ont beaucoup de respect pour les musiciens. C’est aussi quelque chose de réciproque : si je manque de respect à quelqu’un il risque de me rendre la pareille. Je fais donc toujours bien attention à cela. Et je n’ai personnellement jamais eu de problèmes.

SD : La scène bruxelloise est extrêmement diversifiée et je trouve ça super. Mais je me demande si cette diversité est assez représentée, sur scène et puis dans les médias. Ne va-t-on pas mettre en avant un jeune talent belge dans les journaux plutôt qu’un étranger qui vit à Bruxelles ?

WR : De mon côté, je ne ressens pas trop cela. Mais je me pose la question, par exemple quand j’ai la proposition de faire un Jazz Lab (tournée en Flandre) avec mon trio, est-ce que je suis une exception ? Et je me dis que si ce problème existe réellement, cette fermeture vis-à-vis des étrangers (ou des musiciens qui viennent d’autres communautés), je me battrai pour que d’autres puissent avoir les mêmes opportunités.

SD : C’est clair que de mon point de vue, il y a tout de même une forte tendance à programmer des musiciens “locaux” – une forme de “protectionnisme culturel”.

WR : Personnellement, je n’ai pas eu de soucis par rapport à cela, mais j’espère que je ne serai pas la seule personne qui bénéficie de ce créneau, et que ça puisse être ouvert à tout le monde. 

SD : As-tu droit aux mêmes aides que les musiciens belges ?

WR : Comme je suis résident en Belgique, j’ai droit aux mêmes aides (bourses, subventions Sabam, WBI, etc.). Je demande dès que j’en ai l’occasion. D’ailleurs, à propos de la Sabam, il faut vraiment profiter des bourses qu’ils proposent. Il y a tellement d’argent là-bas, il faut aller le chercher. Si tu ne déclares pas tes œuvres, l’argent leur revient quand même et puis il va à d’autres artistes ou il reste dans la caisse. Donc j’ai appris à bien faire attention à cela, pour récupérer ce à quoi j’ai droit.

SD : Quelles sont tes projections pour le futur ? As-tu la possibilité d’avoir un statut d’artiste ? Pourras-tu rester là après tes études ?

WR : Il y a quatre ans, j’arrivais à me projeter car je venais de rentrer au conservatoire et j’avais donc la certitude de pouvoir rester. C’est le conservatoire qui me permet de garder mon visa et mon titre de séjour. En arrivant à la fin du conservatoire, j’arrive à un moment de panique et d’impossibilité de me projeter car je ne sais pas encore comment je vais pouvoir garder mon visa après mes études. Comme beaucoup d’étudiants, j’étale mes études pour rester le plus longtemps possible sans complications. C’est donc pour le moment très flou, et pour revenir à la question de l’accueil en Belgique, dans le milieu de la culture je me sens très bien accueilli, mais par contre, administrativement parlant, c’est l’enfer. J’ai pris la décision d’en parler, même pendant mes concerts. C’est quelque chose de très dur. Je pense à Tomas Rivera [pianiste chilien] qui a écrit un morceau qui s’appelle “service des étrangers » et l’a présenté à un concert. Cela m’a fortement touché, c’est très important. Il faut que quelque chose bouge à ce niveau. Quand je fais une demande de renouvellement de mon statut d’étudiant, que je n’ai pas encore la réponse et donc pas encore mon titre de séjour, que je suis bloqué en Belgique pendant sept mois, que je ne peux pas rentrer en Tunisie, il y a un sérieux problème. Ça m’est arrivé l’année passée, et pendant tout ce temps je me disais que s’il se passait quelque chose dans ma famille (un malade, un décès,…), je n’allais peut-être pas pouvoir voyager, au risque de ne pas pouvoir revenir en Europe après.
Donc, administrativement parlant, je n’arrive pas à me projeter. Tu parlais du statut d’artiste, mais en tant qu’étudiant je ne peux pas l’obtenir. À ce niveau, tout est lié d’une manière complexe.  La seule possibilité, c’est que je sois en cohabitation légale avec ma copine, qui est française. On est donc en train d’y réfléchir. Ca peut marcher pour moi car c’est réel et qu’on s’aime vraiment. Mais je me mets à la place d’autres gens qui veulent vivre ce rêve de faire la musique et s’en sortir en Belgique, et c’est infernal.

SD : Est-ce que c’est uniquement en Belgique ou bien partout en Europe ?

WR : C’est pareil partout en Europe. Chaque année c’est plus difficile de renouveler mon statut. Il faut des nouvelles feuilles de prise en charge, car il faut trouver un garant qui a un gros salaire et qui peut me “prendre à sa charge”. Ce qui se passe au service des étrangers est très opaque, et les avocats ou bien les gens bien intentionnés qui travaillent dans les communes ne décident pas des lois. La plupart des personnes avec qui on est en contact n’ont pas le pouvoir de nous aider, ceux qui décident sont derrière, ou plus haut dans la hiérarchie.

SD : et le climat actuel va plutôt vers le pire…

WR : Oui. Quand on fait des généralités, ça crée des problèmes. Quand il y a eu l’attentat à Bruxelles il y a quelques semaines, le mec tunisien qui a tiré sur des suédois… J’étais en train de renouveler ma carte de séjour. J’ai fait un lien direct, en me disant : OK, un Tunisien sans papier qui fait un attentat, on va de nouveau avoir des gros problèmes…

SD : Oui, il y a des actes isolés qui sont pris comme des généralités et amènent à une peur de l’étranger de plus en plus forte de la part d’une partie de la population et du monde politique. Je voulais justement parler de ce sujet car je sens ce climat de racisme qui crée un clivage de plus en plus fort.  Tu parlais d’utiliser la musique pour contrer cela, ou partager un message ?

WR : C’est clair, c’est le seul moyen que j’ai pour partager avec les gens. Je n’ai pas un poste politique important. Je m’exprime par la musique. La musique, c’est l’art de la subtilité. Malheureusement on n’arrive pas à dire tout ce qu’on a à dire à travers la musique, il faut aussi utiliser des mots, à un certain moment. Il faut parler de manière claire devant le public et la réception du message va dépendre des gens. Je ne vais pas attaquer quelqu’un, mais je pense qu’il faut parler de ces problèmes. Je n’ai pas encore trouvé la manière de bien le faire, mais j’aimerais que cela soit fluide.

SD : Ce qui est génial avec la musique, c’est que c’est un langage universel. Peut-être que la musique peut permettre de toucher les gens d’une manière ou d’une autre, peu importe leur culture, leur langue, leur passé,… Et une fois passé cette première approche, c’est peut-être le bon moment pour leur dire : “vous savez, il y a telle ou telle problématique pour nous les musiciens qui arrivons en Europe. Si vous respectez notre travail musical, réfléchissez-y !”

WR : Oui, et ça ne touche pas que moi, ce problème. Il y a d’autres soucis pour les Européens. Mais les non Européens, j’en connais beaucoup qui galèrent vraiment. Tao Yu [saxophoniste chinoise], par exemple, doit trouver un travail lié à ses études (donc dans le milieu de la musique), en full time, pour pouvoir garder son visa. C’est quasiment impossible. Si tu es ingénieur, à la limite, tu peux trouver un contrat sans trop de difficulté. Mais dans l’art, la musique, c’est autre chose. On passe tellement de temps à travailler la musique, et puis on se retrouve dans cette situation, c’est affligeant.

SD : Oui, toi par exemple tu as une carrière très bien lancée, tu joues dans pleins d’albums, tu fais des tournées en Belgique et en France, tu es l’une des “Rising Stars” du jazz en Belgique, et pourtant tu ne sais pas si tu pourras rester en Europe ou non…

WR : L’administration ne fait pas d’exception… parfois, c’est bien. Mais quand j’ai vu ce terroriste tunisien, je me suis dit : je ne suis pas comme lui ! Lui, ce n’est pas moi. Ça ne me représente pas du tout.

SD : Et ça ne représente pas non plus la grande majorité des sans papiers en Belgique, qui demandent juste à avoir le droit de rester et ne font de mal à personne. Il y a notamment beaucoup de musiciens dans cette situation.

WR : J’espère que ça va changer un jour. Je ne demande pas que tout le monde reçoive des papiers du jour au lendemain, ça me semble compliqué politiquement. Mais au moins des facilités, qui peuvent aider les gens. Je me bats pour ça. Des facilités qui donnent un coup de boost à des jeunes qui veulent vivre leur rêve. C’est super important !

SD: Merci beaucoup pour ton temps, Wajdi !

WR : Merci à toi !





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