Sylvain Debaisieux : Peux-tu me raconter brièvement ton parcours, d’où tu viens, et comment tu es arrivé à Bruxelles ?
Fil Caporali : Je viens de Sao Paulo, au Brésil. Là bas, je terminais mon bachelier en musique et j’avais envie de continuer à étudier. Au niveau du boulot, je remplaçais beaucoup de bassistes, mais j’étais très jeune, j’avais 23 ans. Ce n’était jamais mes concerts à moi. Il y a quelque chose de très hiérarchique là-bas, ils appellent toujours les mêmes personnes, je sentais que le circuit était assez fermé. Je jouais presque tous les jours, mais ce n’était jamais mes projets, et d’un côté c’était un peu frustrant de sentir qu’il fallait que je dépasse la cinquantaine pour pouvoir accéder à des chouettes projets.
SD : Il y a des avantages, des privilèges pour les musiciens plus âgés ?
FC : Oui.
SD : Mais tu étais déjà professionnel à l’époque ?
FC : Oui, mais à ce moment-là je me suis dit que plutôt que d’attendre, je préférais continuer à étudier. Or les cours de Master au Brésil sont basés sur la recherche, comme la musicologie par exemple. Il n’y avait pas de Master en performance. Ça m’a motivé à commencer à chercher ailleurs. J’ai donc commencé à chercher des écoles à l’étranger avec ma copine Ana. Pour nous c’était important aussi que ce soit une expérience à deux.
SD : Elle est également musicienne. Tu l’as rencontrée au conservatoire à Sao Paulo ?
FC : Oui, on a fait le Bachelor ensemble. On a donc regardé pour les écoles, aux Etats-Unis et en Europe. Ça nous a décidé à venir en Europe.
SD : Les études aux Etats-Unis sont beaucoup trop chères ?
FC : Déjà, en Europe, pour les études nous avons dû payer dix fois plus qu’un élève européen. Mais aux Etats-Unis, c’est encore dix fois plus… Même avec une bourse ou de l’aide, c’était quasiment impossible pour nous.
SD : Je suppose aussi que l’immigration aux USA est très compliquée ?
FC : Oui !
SD : Enfin, je ne dis pas que c’est facile en Europe…
FC : Au départ, notre but n’était pas de rester vivre en Europe. Nous voulions juste étudier et puis continuer à évoluer. Mais après le cursus au conservatoire de Bruxelles, j’avais beaucoup de projets et je me sentais bien en Belgique, et je ne me voyais pas rentrer et recommencer à faire des contacts au Brésil. J’allais faire face aux mêmes barrières que quand j’étais jeune, et je sentais cela comme une régression par rapport à ce que j’ai développé ici. En Belgique, je joue moins, mais j’ai une meilleure qualité de vie. Même les petits cachets dans les bars me permettent de remplir mon sac de courses. Cela change déjà beaucoup par rapport aux petits cachets brésiliens. Là bas, le prix de la vie est similaire mais les cachets sont moins élevés. Le loyer est pareil qu’à Bruxelles mais on a des revenus cinq fois moins élevés.
SD : Ah oui…
FC : Donc j’ai fait le conservatoire à Bruxelles, puis deux ans de post master, et j’ai enchaîné avec un doctorat…
SD : pas mal (rires) ! Et tu as pu garder ton visa pendant tout ce temps ?
FC : J’ai dû renouveler chaque année mon visa d’étudiant.
SD : Connaissais-tu déjà des gens à Bruxelles à ton arrivée? As-tu pu rapidement trouver des contacts ? Est-ce que le conservatoire a été une aide pour toi, une institution qui t’as permis de rentrer en contact avec des gens ?
FC : J’avais un contact, c’était l’ami d’un ami. Il m’a aidé à ouvrir mon compte en banque, à faire les premiers pas. Honnêtement, si je n’avais pas eu le conservatoire ça aurait été très dur. Mine de rien, on a des cours ensemble avec beaucoup de musiciens. Les contacts que j’ai fait à cette période sont des gens avec qui je joue toujours aujourd’hui. C’est ma base de contacts et d’amis.
SD : Il y a une communauté brésilienne assez grande à Bruxelles aussi…
FC : Oui, mais j’ai essayé de l’éviter. Musicalement, je ne voulais pas être typé “le bassiste latino”, et ne faire que ce genre de musique. Je voulais être intégré dans des groupes qui ne sont pas particulièrement brésiliens.
SD : Tu ne voulais pas rester enfermé dans un repli communautaire.
FC : Et aussi, pour la langue, j’avais envie d’apprendre bien le français pour être plus à l’aise. Je parlais déjà portugais à la maison. On ne trouvait pas avantageux d’essayer de rester uniquement avec les gens de notre communauté. Au début, on a fait exprès de les éviter.
SD : C’est intéressant. Et maintenant, tu connais quand même les musiciens brésiliens qui habitent à Bruxelles ?
FC : Oui, forcément, j’adore cette musique, et j’ai fini par croiser beaucoup de musiciens brésiliens. Mais pas trop en dehors du monde musical. Naturellement, ça s’est fait autrement.
SD : Quand tu es arrivé, il y avait l’aspect financier, les frais de conservatoire, le visa, le logement,… C’est quand même assez lourd ?
FC : Oui. J’ai eu de la chance, ma mère a pu m’aider pendant pas mal d’années. Sans ça, c’était impossible. J’avais aussi une voiture que j’ai vendue, j’ai économisé pas mal d’argent. On s’est déjà posé la question pour maintenant, si ce ne serait pas intéressant d’aller faire un doctorat aux Etats Unis, ou ailleurs. Ana se dit parfois que l’Allemagne pourrait être plus intéressante au niveau du travail pour elle. Mais je ne sais pas si on aurait les mêmes moyens qu’à l’époque. On sait très bien que cela nous a beaucoup coûté. Et on a eu du soutien qu’on n’aurait plus aujourd’hui.
SD : Mais maintenant, comme votre situation a pas mal changé, Ana a réussi à obtenir la nationalité portugaise, vous allez pouvoir vous marier et tu pourras être considéré comme Européen. Cela peut aider pour traverser les frontières en Europe, essayer d’aller vivre en France ou en Allemagne ?
FC : Oui, mais c’est aussi une question de contacts. Par exemple, en arrivant à Bruxelles, cela m’a pris un an pour sentir que je jouais régulièrement, pour faire partie des musiciens actifs de la ville.
SD : C’est ce que je voulais te demander : en arrivant à Bruxelles, est-ce que tu as pu rapidement trouver du travail en tant que musicien ? Comment t’es tu senti accueilli sur la scène belge?
FC : Cela m’a pris un an pour sentir que je jouais avec une certaine régularité.
SD : C’est assez rapide, mais tu avais déjà un super niveau !
FC : C’est aussi l’instrument, il n’y a pas tellement de contrebassistes et on est très sollicités ! Par contre, dans certains aspects, je me sens très bien intégré sur la scène, mais dans d’autres, pas du tout. Je sens qu’il y a quand même des barrières que je ne suis pas sûr de pouvoir briser un jour.
SD : Tu as des exemples particuliers ?
FC : Oui. Quand j’ai sorti mon disque, je cherchais un label. Ce serait très intéressant pour moi d’être sur un label belge. Mais je n’ai pas eu de réponses, ou rien de positif. C’est très difficile d’y accéder.
SD : Tu penses que cela a un rapport avec le fait que tu n’es pas Belge? Et qu’il n’y avait pas de Belges dans ton groupe ?
FC : Oui, j’en suis certain ! L’un des aspects est que je n’ai pas grandi ici, et que je n’ai pas mes parents qui peuvent me donner des coups de pouce dans certains milieux, par exemple. Je n’ai pas fait l’académie ici, je n’ai pas eu de professeur qui pouvait parler de moi quelque part, m’aider pour les contacts. Je n’ai pas ce lien avec le public qui a vu un jeune musicien grandir et qui peut se dire : “je l’ai vu quand il avait douze ans, il jouait déjà bien, maintenant il en a dix-huit et il va sortir un album”, etc.
SD : Il y a en effet des liens très forts qui se créent de cette manière.
FC : Je dis ça sans aucun jugement de valeur, car c’est naturel. Mais je sais que je n’ai pas cet avantage par rapport à d’autres.
SD : Tu ressens une inégalité de traitement ?
FC : Oui, complètement.
SD : Tu ressens ça par rapport aux labels, mais aussi aux structures de booking, de management, et par rapport aux médias (journaux, etc.) ?
FC : Disons qu’en tant que sideman, ça va. Je joue énormément avec d’autres projets que je ne dirige pas. Mais je sens la différence entre un projet porté par un belge ou non, ou par des gens qui sont là depuis quinze ans ou bien des gens qui viennent d’arriver. Ce n’est pas du tout la même chose. D’un côté c’est normal, mais il est important de noter cette différence. Moi en tant que leader, je vois qu’il y a toute une partie – label, media, management, certaines salles – à laquelle je n’arrive pas à accéder. Et je ne sais pas si c’est à cause de ça, ou bien à cause de la musique, ou à cause du nombre de projets qui sont proposés… C’est difficile à dire. Mais d’un côté, je suis convaincu qu’il y a des gens qui ont plus de visibilité grâce à certains aspects extra-musicaux, notamment le fait qu’ils sont là depuis plus longtemps ou qu’ils ont grandi ici.
SD : Je pense aussi qu’il y a des formes d’inégalités. C’est important de le remarquer et d’en parler… Moi, j’essaie maintenant de voir comment c’est ressenti par les musiciens.
FC : Il y a des salles qui mettent en valeur les musiques qui viennent de l’étranger. Je pense à Muziekpublique par exemple. C’est très bien, mais si tu ne veux pas jouer la carte de la musique traditionnelle, alors tu ne vas pas y jouer.
SD : Il y a des clivages entre la scène ‘musiques du monde’ où tu dois jouer de la musique traditionnelle, et la scène ‘jazz’ qui semble plus difficile d’accès si tu n’es pas Belge ?
FC: Oui, et moi je ne veux pas catégoriser la musique que je fais.
SD : Tu ne veux pas utiliser tes origines comme carte de visite.
FC : C’est ça.
SD : Quand tu es arrivé à Bruxelles, tu as rapidement trouvé des lieux pour jammer ou pour jouer ?
FC : Pour jammer, oui ! Je suis arrivé en 2014. A l’époque, il y avait encore la jam au Bravo, celle au Sounds, qui était un peu vide mais bon… Au Bravo c’était super, j’ai pu y rencontrer beaucoup de musiciens. Et c’était très varié.
SD : Il y avait des gens de partout.
FC : Oui.
SD : Justement, je vois cette diversité dans les petits clubs comme le Roskam, le Music Village ou encore aux jam sessions. Mais je ne ressens pas cette diversité sur la scène professionnelle subventionnée du jazz, dans les centres culturels ou les plus grosses salles. Tu as la même impression ?
FC : Complètement. Il y a un certain milieu où c’est très divers et dès qu’on veut passer à la couche supérieure, il y a des barrières…
SD : Quand tu parles de la couche supérieure, tu parles des lieux subventionnés? Est-ce que c’est la politique qui influe ?
FC : Tout ça. Quand c’est un centre culturel, ils programment avec une mentalité différente. Soit mettre en valeur ce côté un peu nationaliste, en programmant des jeunes talents belges, soit ne pas trop prendre de risques par rapport à leur public en prenant des artistes déjà reconnus. Je trouve cela bizarre de la part d’un lieu subventionné…
SD : Je suis complètement d’accord, c’est souvent le premier argument qu’on nous sort : «Désolé, on ne peut pas prendre le risque de vous programmer…»
FC: Et ce n’est pas un tel risque, vu qu’il y a des subventions.
SD : Après, les lieux nous disent tous qu’ils sont aussi en difficulté…
FC : Malgré tout, avec mon quintet, à l’époque nous avons pu avoir les subventions Art&Vie de la Fédération Wallonie Bruxelles, et on a bénéficié de quelques concerts avec ce soutien.
SC : Cool. On reprend un petit café ?
FC : Oui !
SD : Nous sommes dans une période compliquée pour tout monde, avec le COVID il y a un vrai engorgement de la scène, je me demandais si tu sens que c’est encore plus compliqué qu’avant, et si tu te sens dans le même bateau que tes collègues ou amis belges, ou est-ce que tu vois là aussi une différence ?
FC : Moi j’ai de la chance, et j’en suis reconnaissant. Je ne suis pas dans les mêmes conditions que beaucoup de mes amis. Grâce au doctorat, j’ai une bourse, une institution qui me soutient.
SD : Et tu donnes des cours au conservatoire.
FC : Oui. C’est en lien avec mon doctorat, je suis engagé en tant que chercheur et en contrepartie je donne deux heures de cours par semaine.
SD : D’accord.
FC : Et récemment, j’ai eu un poste à l’académie de Forest. Avant, je donnais très peu de cours, et maintenant cela change beaucoup ma situation.
SD : Tu commences donc à être soutenu par…
FC : …l’Etat Belge !
SD : C’est cool ! Cela montre que tu es reconnu pour ton travail.
FC : Oui, cette année j’ai payé beaucoup d’impôts, j’espère bien que je suis reconnu !
SD : Donc de manière générale tu as de la chance par rapport à beaucoup de tes amis ?
FC : Oui, je ne pense pas que ce soit des revenus normaux pour des musiciens de mon âge qui ont mes origines. Je reconnais mon privilège.
SD : Mais tu as beaucoup travaillé pour cela !
FC : Oui. Pour répondre à ta question par rapport aux concerts, j’ai l’impression que juste après le COVID, on a beaucoup travaillé, il fallait montrer que la pandémie ne nous a pas détruit. J’avais beaucoup de concerts avec des cachets corrects. Mais depuis début 2023, je sens que j’ai moins de concerts, et notamment certains qui sont beaucoup moins bien payés qu’avant.
SD : Il y a un peu le retour de la vague ?
FC : Oui. On me propose des concerts pour 50€ par exemple. Cela fait très longtemps que je n’avais pas eu ça. J’en ai fait quelques-uns ces derniers mois. Je ne sais pas si c’est uniquement moi ou si c’est un phénomène général. Je n’ai pas beaucoup joué dans des centres culturels et des lieux subventionnés.
SD : Les concerts à 50€, c’est dans des bars, des cafés?
FC : Oui.
SD : C’est quelque chose de généralisé ?
FC : J’ai l’impression… Depuis février/mars 2023, il y a eu une chute du nombre de concerts et les concerts que j’ai faits étaient moins bien payés.
SD : L’étau se resserre… Je voulais aussi te demander si tu vois une différence entre la Flandre, la Wallonie et Bruxelles, de manière générale, en tant que musicien?
FC : Honnêtement, de manière générale, j’ai eu pas mal d’opportunités à Liège et dans cette région. Ce que j’ai fait avec mon quintet, avec le soutien d’Art&Vie, c’était souvent dans ce coin là. Je n’ai presque pas joué à Bruxelles dans des lieux subventionnés. Et en Flandre je n’ai jamais joué avec un projet à moi. J’ai fait des concerts en tant que sideman, mais en tant que leader c’est difficile. J’avoue que j’ai essayé quelques fois, je n’ai pas eu de réponse et donc je n’essaie même plus. Il y a une partie de moi qui se dit : ce n’est pas pour moi, ou ce n’est pas encore le moment.
SD : Crois-tu que c’est à cause de la barrière linguistique ?
FC : Cette année j’ai commencé à étudier le flamand. Donc ça va peut-être marcher !
SD : Personnellement, je ressens tout de même les frontières, entre la Flandre, Bruxelles et la Wallonie. Il faut dire que tout est séparé au niveau de la culture, ça ne simplifie rien…
FC : Oui, les institutions qui soutiennent le jazz ne marchent pas de la même manière, ce ne sont pas les mêmes subventions, les mêmes choix politiques.
SD : Et en tant que Brésilien, quand tu arrives à Bruxelles, est-ce que tu peux obtenir des aides financières ?
FC : Pas du tout, ça n’existe pas. Au conservatoire on pose la question, ils disent qu’il faut regarder chez toi. Et chez moi ça n’existe pas. Surtout sous le gouvernement Bolsonaro à l’époque, laisse tomber. Il a exclu le peu d’aides existantes pour les recherches scientifiques, pour les formations, etc. Même des Brésiliens qui habitaient déjà à l’étranger ont dû rentrer ou trouver un autre moyen.
SD : Donc en gros c’est à toi de te débrouiller quand tu arrives en Belgique… Est-ce que tu connais des potes qui ont un parcours similaire au tien mais qui sont arrivés dans un autre pays en Europe ? En Allemagne, en France, en Hollande ? As-tu l’impression que l’accueil est différent qu’en Belgique ?
FC : Je connais des histoires, mais de loin. J’ai un ami de Sao Paulo qui est arrivé à Paris, qui a fait le conservatoire régional là-bas, puis le conservatoire à Amsterdam. Maintenant, il habite aux Pays Bas. Il a plein de groupes où il joue, il fait des festivals, ça a l’air de marcher. Il est marié avec une Italienne, à mon avis au niveau administratif il a pu faire son parcours. J’ai un autre ami qui a étudié au CNSM de Paris, mais il est arrivé avec un passeport belge grâce à son père, ce n’est pas la même chose.
SD : Oui, c’est ce que tu disais tout à l’heure, il y a une grosse différence si tu es Européen ou non Européen.
FC : Complètement ! Déjà, quand tu prends la file à la commune, c’est séparé. Les démarches prennent des heures… Pour donner un exemple concret, quand on a déménagé au centre (Bruxelles-Ville), on devait arriver à 6h30 du matin pour prendre un ticket, si on arrivait à 9h il n’y en avait plus…
SD : C’est ouvert jusqu’à midi, c’est ça ?
FC : Oui. Et il y a une file énorme. Maintenant, tout est sur internet et c’est beaucoup mieux. Mais à l’époque, pour renouveler le titre de séjour tous les ans, il fallait se lever à 5h du matin pour faire la file, pour peut-être passer à 13h. S’il manquait un papier qui n’était pas indiqué dans le mail mais dont on avait besoin, il fallait tout recommencer.
SD : En tant qu’Européen c’est différent.
FC : C’est moins de file, un traitement différent…
SD : …tu paies l’école moins cher.
FC : Dix fois moins cher, littéralement.
SD : Conservatoire flamand, c’est autour de 800/1000€ par an pour un Européen, et 8000€/an pour un non-Européen.
FC : Récemment, j’ai fait les comptes et avec mon poste de chercheur, j’ai enfin récupéré mon argent.
SD : tu as récupéré tout l’argent que tu as dépensé pour tes études ?
FC : Oui.
SD : Et tu as terminé il y a combien de temps?
FC : en 2016.
SD : Il y a sept ans ! Ah oui, on a terminé en même temps ! Tu parlais d’amis qui sont retournés au Brésil. Moi je remarque qu’il y a beaucoup de diversité au conservatoire, des élèves de pleins de pays, je les vois jouer dans des petits bars ou concerts, et en général ils repartent après leurs études. Est-ce que tu penses que c’est par manque d’opportunités en Belgique ?
FC : Cela revient un peu au problème des centres culturels dont on a parlé avant. Dès que tu as besoin de devenir plus professionnel, de payer plus de factures, que tu as un loyer plus élevé, que tu penses à avoir un enfant par exemple, si tu n’es pas dans une institution, si tu n’as pas un revenu fixe, que ce soit en donnant des cours ou en ayant le statut d’artiste, tu ne peux pas rester.
SD : Oui, tu ne peux pas rester, à cause des problèmes de visa.
FC : D’un côté ça, et d’un autre côté, faire des petits concerts dans des bars quand tu as 25 ans ça va, mais quand tu as 35 ans, ça ne va plus.
SD : Les solutions qui peuvent s’offrir, c’est comme toi de rentrer dans une institution et devenir professeur, ou bien d’obtenir le statut d’artiste. Je ne sais pas si tu y penses ?
FC : Pour l’instant je n’y ai pas accès.
SD : Tu dois être belge?
FC : Je pense que tu dois être résident ici. Mais moi j’ai un statut d’étudiant. Ce n’est pas compatible avec le statut d’artiste.
SD : Et tu ne peux pas espérer quitter ton statut d’étudiant et avoir ton statut d’artiste du jour au lendemain, cela demande de la préparation. Donc beaucoup de gens repartent, parce que c’est difficile…
FC : Parce qu’il n’y a pas moyen d’être vraiment professionnel et de vivre uniquement de ça. Pas mal de gens donnent cours, ou bien ils ont un mi-temps quelque part.
SD : Dans une moindre mesure, c’est similaire pour les belges. Certains amis arrêtent de faire de la musique et qui retournent à un autre métier, car il n’y a pas beaucoup d’opportunités… Encore quelques questions ! Pour toi, s’il y a une chose urgente à changer par rapport à l’accueil des musiciens étrangers qui arrivent en Belgique, qu’est-ce que ce serait ?
FC : À des niveaux différents, dans les conservatoires ce serait bien d’avoir une personne formée qui puisse aider les étudiants à régler leurs problèmes de documents. Moi, en tant que professeur là bas, je reçois des demandes d’élèves pour les aider à remplir des papiers d’impôts, pour aller à la commune avec le dossier complet… Mais je n’ai pas étudié pour cela !
SD : Ce n’est pas ton travail !
FC : Et je ne sais pas comment tout fonctionne. J’en sais juste assez pour les aider un peu. Mais à ce niveau là, ce serait super d’avoir quelqu’un à qui les gens puissent poser des questions.
SD : Des conseillers, en fait.
FC : Oui. À mon avis, à l’université cela existe. Depuis que je suis inscrit à la VUB pour le doctorat, je reçois un mail avec tous les documents dont j’ai besoin pour aller renouveler mes documents. Cela n’a jamais été aussi facile.
SD : Il n’y a pas ça au conservatoire ?
FC : Non, ils sont déjà débordés avec d’autres choses. Il faudrait qu’une personne s’occupe de cela. En termes de pourcentage, il y a un certain nombre d’élèves qui ne viennent pas d’ici…
SD : Carrément !
FC : Et à un autre niveau, briser cette barrière entre jouer dans les bars et jouer sur des plus grosses scènes, et pouvoir être plus reconnu professionnellement, accéder à la scène professionnelle, les labels, les centres culturels, les showcases, etc.
SD : Est-ce que cela nécessite une volonté politique pour qu’il y ait un soutien plus grand ?
FC : Sans doute.
SD : Je me demandais aussi si tu as déjà ressenti des formes de racisme, même pas directement dirigé vers toi, dans le cadre professionnel ? As-tu des anecdotes ?
FC : Je me rappelle d’un épisode, c’était pendant le Thrill Jazz, la collaboration entre la scène belge et la scène écossaise. Nous sommes allés jouer à Édimbourg. J’ai pris l’avion avec les belges, tous les musiciens, les programmateurs et les journalistes. Je jouais avec deux groupes. J’étais le seul non Européen. D’un côté, je me sentais à ma place. Mais quand on est arrivés dans la file pour montrer les passeports, j’ai paniqué car j’avais oublié qu’il faut donner l’adresse de l’hôtel où on va loger, ce genre de choses. C’est une étape que la plupart des Européens ne connaissent pas. J’ai pris le leader du groupe de côté pour lui dire ce dont j’avais besoin comme informations. Et pendant qu’on faisait la file, j’entendais d’autres musiciens belges lui dire en rigolant qu’il aurait dû faire appel à un bassiste belge. Alors que j’étais en train de lui demander les informations nécessaires pour pouvoir passer dans l’autre file…
SD : Donc là ça venait directement de la part d’autres musiciens belges… ils en rigolaient.
FC : Oui, mais ce n’est pas du tout une blague marrante. C’est ça que je veux dire, dans le sens où je me sens parfois très bien intégré, et puis d’autres fois certaines choses me rappellent…
SD : …que tu n’as pas le même traitement que les autres. C’est une anecdote assez marquante. Je suppose aussi que tu as déjà été labellisé « groupe de jazz brésilien », alors que vous jouez des compositions, ou d’autres situations dans le même style ?
FC : Oui, évidemment. J’ai déjà eu des flyers qui disaient “venez boire la Capirinha en écoutant du jazz brésilien”, ou ce genre de choses.
SD : C’est pour le marketing, mais en fait c’est raciste.
FC : C’est pour cela que je n’ai jamais voulu jouer cette carte là. Parce que je sais qu’avec les clichés, les gens vont s’attendre à quelque chose de joyeux, percussif, etc. Ça peut être le cas, mais ça ne l’est pas toujours. Ce n’est pas une case dans laquelle je veux rentrer.
SD : Parfois, aussi, on te présente en disant : «Il nous vient directement de Sao Paulo : Fil Caporali !» Comme si tu avais pris l’avion le matin même. Alors que tu es installé en Belgique depuis 10 ans. Les gens ne le font pas méchamment, mais j’ai déjà entendu ça plusieurs fois, dans différentes situations…
FC : C’est des petits trucs comme ça, mais c’est important.
SD : Comment crois-tu que c’est possible d’élargir les liens entre les différentes communautés en Belgique ? Et même à l’international ? De développer un réseau de partage culturel ?
FC : Il y a déjà une volonté politique de soutenir les groupes belges. Et il existe aussi un soutien à la musique traditionnelle, aux « musiques du monde ». Pour moi, il faut aussi créer une scène qui met en valeur des musiciens qui sont ici mais qui ne viennent pas d’ici. Pas pour aller contre, mais pour mettre en valeur aussi cet aspect là qui est invisible pour l’instant.
SD : Mettre en valeur la diversité culturelle au sein de notre pays.
FC : Montrer qu’on est là aussi, qu’on fait de la musique, qu’on est une partie essentielle de la scène.
SD : Ca c’est clair ! Moi je joue dans pleins de groupes, avec pleins de gens de nationalités différentes. Et cela me nourrit à fond !
FC : Il faut aussi mettre en valeur cet aspect de la scène, donner des opportunités pour pouvoir jouer dans des situations correctes.
SD : Faire confiance à la qualité artistique ?
FC : Oui, ça n’a pas de sens que j’aille jouer trois ou quatre fois à Flagey avec un projet en tant que sideman, mais je sais qu’avec mon propre projet je n’y accéderai jamais. Pourtant, c’est toujours moi, c’est la même qualité musicale…
SD : Veux-tu parler d’autre chose ?
FC : Brisons les frontières, finissons en avec le capitalisme !
SD : et vive la musique !
FC : Non mais franchement !
SD : Et que penses-tu de ma démarche ? Je commence tout juste à faire les interviews. Est-ce que cela fait résonner quelque chose en toi ?
FC : Oui, c’est une des premières fois qu’on m’appelle pour parler de ce genre de choses. C’est déjà ça. Mettre la lumière sur un sujet qui est un peu ignoré ou laissé de côté. Par exemple, quand on a sorti le disque en duo avec Tom Bourgeois, il était invité pour tous les podcasts, la radio, etc. On lui posait des questions du type : «ah, ce morceau brésilien, cela vient d’où, ton intérêt pour ça?». Il répondait : «ce n’est pas moi qui l’ai ramené, il faut appeler Fil pour voir avec lui» et le journaliste disait qu’il pensait que j’étais sideman. Pourtant, c’est clairement un projet où nous sommes co-leaders. Le fait de parler de ces choses là, de les montrer, va ouvrir à la réflexion, va permettre aux gens de se dire : “Tiens, c’est vrai, je n’y avais pas pensé!”. Je ne crois pas que c’est par méchanceté que les gens n’y pensent pas. Mais c’est facile d’ignorer si l’on n’est pas confronté à certaines choses.
SD : Je suis dans une optique de mettre en lumière cette différence de traitement sans vouloir créer de scission…
FC : Parce qu’on ne veut pas non plus se placer en victimes.
SD : Non, le but est plutôt de mettre en valeur la richesse de cette diversité.
FC : Aussi, on peut dire ce qu’on veut au niveau des difficultés… Mais personnellement je suis ici car c’est déjà beaucoup mieux qu’au Brésil pour plusieurs aspects.
SD : Je voulais te demander justement comment tu envisages le futur, si tu voulais retourner au Brésil à un moment ?
FC: J’y vais en vacances. Visiter la famille, dépenser des euros là-bas…
SD : …Mais tu veux rester vivre en Europe.
FC : Oui. C’est beaucoup mieux ici. Et c’est pour ça que la plupart d’entre nous sommes ici.
SD : Et tu arrives à te projeter sur le moyen-long terme ?
FC : Oui. Mais je sais que je suis chanceux d’être dans cette position.
SD : Très bientôt tu vas te marier avec Ana qui a la nationalité portugaise, tu vas pouvoir obtenir un titre de séjour. Si tu n’avais pas ça, ce serait quand même compliqué ?
FC : Complètement. J’ai déjà parlé à des avocats, des spécialistes.
SD : Il n’y a pas de visa d’artiste en Belgique ?
FC : Non, je ne pense pas. La seule solution à part le mariage était de devenir indépendant. Mais là c’est ultra compliqué, il faut penser en terme d’entreprise, il faut énormément de revenus. Je pense que si j’avais un budget pour ouvrir un salon de coiffure, ç’aurait été plus facile qu’en tant que musicien.
SD : Donc tu arrives à te projeter grâce à toutes ces démarches pour le mariage.
FC : Et mine de rien, cela fait plus de 10 ans que je suis là.
SD : Il semble que le mariage ou la cohabitation légale soit le moyen le plus facile…
FC : Oui. Tu peux aussi faire valoir tes années en Belgique pour obtenir la nationalité. Mais pas si tu étais étudiant. Tout ça est très compliqué.
SD : OK… Je pense qu’on a abordé pas mal de sujets !
FC : Oui !
SD : Merci Fil pour ton temps !
FC : Merci à toi !
C’est vraiment passionnant ces interviews ! Continue, ça lève le voile sur un bon nombre de sujets importants qui ne sont pas souvent abordés !
Merci !